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Est-ce dans le souci d'affirmer une unit茅 profonde 脿 sa production disparate, contre ses d茅tracteurs qui voyaient en lui un mondain touche 脿 tout, d茅pourvu de talent v茅ritable, que Jean Cocteau apposa obstin茅ment l'茅tiquette de 芦 po茅sie 禄 脿 tous ses 茅crits ? C'est avec trois recueils de po猫mes (La Lampe d'Aladin, 1908;听Le Prince frivole, 1910;听La Danse de Sophocle, 1912) qu'il fit son entr茅e en sc猫ne. S'il continua de publier de la po茅sie tout au long de sa vie, ce volet de sa production est sans doute aujourd'hui le plus ignor茅 du public, qui se souvient de Cocteau surtout pour sa 芦 po茅sie cin茅matographique 禄 (entre autres, les films听Le Sang d'un po猫te, 1930;听La Belle et la B锚te, 1946;听翱谤辫丑茅别, 1950) et, peut-锚tre, pour sa 芦 po茅sie de th茅芒tre 禄 (notamment,听La Voix humaine, 1930;听Les Parents terribles, 1938 ; et le 芦 ballet-r茅aliste 禄听Parade听cr茅茅 en 1917 pour les Ballets russes avec Erik Satie et Picasso). Mais il y eut aussi la 芦 po茅sie graphique 禄 (les illustrations que Cocteau r茅alisa pour ses oeuvres, par exemple les dessins du听Potomak听et des听Enfants terribles, ou encore les fresques murales qui l'occup猫rent pendant les derni猫res ann茅es de sa vie), ainsi que la 芦 po茅sie critique 禄 qui fait l'objet du pr茅sent travail et, bien entendu, la 芦 po茅sie de roman 禄, dont le titre phare,听Les Enfants terribles听(1929), demeure bien connu de nos jours, si ce n'est souvent que de nom.

脡tant donn茅 cette compulsion g茅n茅rique particuli猫re, on se doute qu'un art du roman n'est pas expos茅 chez Cocteau de mani猫re directe et transparente. La cat茅gorie m锚me de 芦 po茅sie de roman 禄 n'est pas tout 脿 fait limpide dans le classement qu'elle op猫re. Aux c么t茅s de trois oeuvres dont l'appartenance au genre romanesque ne soul猫ve pas d'objections 鈥斕�Le Grand 脡cart听别迟听Thomas l'imposteur,听publi茅s en 1923, ainsi que听Les Enfants terribles听鈥� Cocteau y inclut听Le Potomak听(compos茅 en 1913-1914, publi茅 en 1919) 别迟听La Fin du Potomak听(1940), longs po猫mes en prose illustr茅s donnant dans le fantastique, s'apparentant par moments 脿 l'茅criture automatique. Dans les 芦 po茅sies critiques 禄, le mot 芦 roman 禄 est rare. Le terme 芦 po茅sie 禄 est employ茅 par d茅faut pour l'art en g茅n茅ral : pour les belles-lettres, mais 茅galement pour la peinture, la musique, la danse. Ce sont justement la peinture (en particulier, Braque, Chirico et le ma卯tre, Picasso) et la musique (Stravinsky, le groupe des Six dont Poulenc et Auric, et le ma卯tre, Satie) qui inspirent le plus Cocteau, surtout dans ses premiers 茅crits critiques. Sans d茅velopper une r茅flexion sur leurs particularit茅s formelles, ce qui irait 脿 l'encontre de sa vision synth茅tique de l'art, il s'appuie sur des exemples concrets d'innovations dans ces champs pour pointer la voie 脿 la litt茅rature.

Les exemples tir茅s de la litt茅rature elle-m锚me sont plus rares. Pour la production romanesque, le demi-si猫cle qui s茅pare Marcel Proust (hautement admir茅) du Flaubert de听Madame Bovary听(s茅v猫rement critiqu茅) est pratiquement pass茅 sous silence; seule l'oeuvre tr猫s respect茅e de Dosto茂evski surnage. Les grands mod猫les du pass茅 sont Balzac, Stendhal, madame de Lafayette, Benjamin Constant. Rimbaud, Mallarm茅, Verlaine et Baudelaire compl猫tent le palmar猫s du c么t茅 de la po茅sie. Jean-Jacques Rousseau, enfin, occupe une place sp茅ciale : alors qu'il aborde peu son oeuvre, Cocteau s'identifie fortement au personnage, 芦 n茅 gifl茅 禄, victime des pers茅cutions injustes des 茅coles litt茅raires dominantes de son 茅poque.

Pourtant, malgr茅 l'indiff茅rence voire la d茅saffection de Cocteau envers une r茅flexion sur la sp茅cificit茅 du roman, ce dernier semble jouer en filigrane un r么le puissant dans l'茅volution de sa pratique et de sa th茅orie esth茅tiques. Le concept clef de la pens茅e critique de Cocteau est ce retour au classicisme sous le signe duquel il inscrit son 茅poque. Il en jette les premiers jalons d猫s 1918 dans听Le Coq et l'arlequin, o霉 il s'inspire surtout de la peinture et de la musique, ainsi que dans听Carte blanche, qui r茅unit en 1919 des articles 茅crits pour le journal听Paris-Midi听sur les manifestations contemporaines de l'art, toutes disciplines confondues. Mais ce n'est qu'avec la rencontre de Raymond Radiguet, qu'il consid猫re 芦 le prodige du roman comme Rimbaud est le prodige de la po茅sie 禄 (Entretiens avec Andr茅 Fraigneau, p. 34) et qui 脿 ses yeux redonne enfin une raison d'锚tre 脿 ce genre caduc, que les id茅es de Cocteau se cristallisent. Radiguet, qui signe deux romans, un recueil de po茅sie et une pi猫ce de th茅芒tre avant de mourir 脿 l'芒ge de vingt ans en 1923, pr么ne la 芦 banalit茅 禄 avant tout. Pendant les 茅t茅s 1921 et 1922 qu'ils passent ensemble au Cap Ferret et sur la C么te d'Azur, Radiguet termine son premier roman,听Le Diable au corps, et encha卯ne avec听Le Bal du comte d'Orgel. Il pr茅tend 芦 copier 禄听La Princesse de Cl猫ves听pour retrouver la clart茅 et la transparence qui font le propre du style fran莽ais. Cocteau, quant 脿 lui, 茅crit听Le Grand 脡cart听et tout de suite apr猫s,听Thomas l'imposteur; il affirme avoir 芦 install茅 son chevalet 禄 devant听La Chartreuse de Parme, et que ses romans sont des 芦 rem猫des de bonne femme contre le modernisme 禄 (芦 Autour de Thomas l'imposteur 禄, dans听Le Rappel 脿 l'ordre,听p. 229).

C'est de cette collaboration f茅conde que se nourrit le principal essai de Cocteau sur l'茅criture,听Le Secret professionnel听(1922), ainsi que听D'un ordre consid茅r茅 comme une anarchie. Allocution prononc茅e au Coll猫ge de France听(1923), qui synth茅tise les principes du classicisme 茅labor茅s dans le听Secret听et inscrit ce classicisme au sein d'un panorama de l'茅poque en pleine 茅bullition, dont il serait le point d'aboutissement. Ces deux textes, avec听Le Coq et l'arlequin,听Carte Blanche, un essai sur Picasso et deux autres courts articles, sont r茅unis par Cocteau en 1926, telle une somme, dans un volume intitul茅听Le Rappel 脿 l'ordre. C'est principalement sur ce recueil que s'appuie le pr茅sent travail.

Po茅sie d'茅lectricit茅.

Que veut dire, d'abord, ce mot de po茅sie que Cocteau emploie 脿 tout bout de champ ? Son sens ne se limite certainement pas 脿 la rime ni au vers libre ; m锚me, rien ne le rattache a priori 脿 la litt茅rature. Dans听Le Secret professionnel, Cocteau 茅crit :

Il nous reste 脿 茅tudier, autant qu'il est possible de saisir l'insaisissable, ce fluide fabuleux o霉 baigne le po猫te, fluide qui pr茅existe en lui et autour de lui comme une 茅lectricit茅, v茅ritable 茅l茅ment dormant dont l'histoire de l'humanit茅 prouve la force lorsqu'un artiste le concentre et lui fabrique un v茅hicule. Au contact de quelques-uns de ces v茅hicules les mieux faits : tableau, sculpture, musique, po猫me, ne ressentons-nous pas une secousse de po茅sie, comme en tenant les poign茅es d'un appareil 茅lectrique听 (芦 Le Secret professionnel 禄, dans听Le Rappel 脿 l'ordre, p. 189).

Ce passage constitue la formulation la plus directe d'une id茅e qui se fait pressentir dans les 茅crits pr茅c茅dents. Son 茅nonciation est de toute 茅vidence le fruit d'une maturation qui permet de d茅finir en termes pr茅cis un principe qui jusque-l脿 茅tait rest茅 n茅buleux, mais qui forme le noyau de la po茅tique coctelienne : que l'activit茅 artistique, 脿 la base, na卯t de et a pour objet l'茅motion, une rencontre spontan茅e avec la r茅alit茅 affective. C'est cette manifestation brute de la vie, ce choc nerveux, cette aventure aux marges de l'entendement, qui int茅resse en premier lieu Cocteau. Cocteau emploie souvent, comme dans la longue citation pr茅c茅dente, le terme de 芦 v茅hicule 禄 pour d茅signer les oeuvres d'art, ou encore les compare 脿 des appareils 茅lectriques. Ces m茅taphores d茅veloppent l'id茅e que la po茅sie n'est pas une activit茅 en soi, mais un 茅l茅ment latent en nous que certaines situations activent et qu'il s'agit de capter et de stimuler au moyen de l'activit茅 artistique :

Ni le paratonnerre, ni l'ampoule 茅lectrique ne nous renseignent sur l'芒me de l'茅lectricit茅. [鈥�] Nous ne pr茅tendons pas analyser une puissance occulte qui impr猫gne l'univers et ne se manifeste pas seulement par l'entremise des artistes. Cette puissance peut nous toucher aux larmes dans des ph茅nom猫nes o霉 l'art n'entre pas en ligne de compte. Par exemple, un certain feu d'artifice quelques jours avant la guerre, un go茅land bless茅 qui tombe du ciel, la premi猫re fois que j'ai regard茅 la lune avec un t茅lescope, le sinistre du Titanic lu dans un journal [鈥�]. Je cite l脿, au hasard du souvenir, quelques circonstances o霉 le fluide po茅tique s'accumulait comme un orage et me remplissait de malaise, de pressentiment, de po茅sie. Nommons donc, pour simplifier les choses ce fluide : po茅sie, et : art, l'exercice plus ou moins heureux par quoi on le domestique. Voil脿 le r么le de notre artiste (Ibid., p. 190).

Selon cette conception, po茅sie et art d茅signent deux r茅alit茅s essentiellement diff茅rentes. Le premier terme r茅f猫re 脿 quelque chose de myst茅rieux, non pas occulte et immanent, comme le pr茅cise Cocteau, mais tout de m锚me obscur, pressenti plut么t que connu. Le deuxi猫me identifie un travail : une activit茅 qui requiert des outils, qui mobilise un savoir-faire, qui passe par l'essai et l'erreur. D'ailleurs, plus loin, Cocteau emploie le mot 芦 artisan-pr锚tre 禄 (Ibid., p. 195). Il reviendra 脿 de nombreuses occasions, 脿 l'aide de formulations diff茅rentes, 脿 une telle conceptualisation de l'茅criture comme tenant 脿 la fois du clair et de l'obscur, du conscient et de l'inconscient : 芦 le grand myst猫re de la po茅sie c'est cet 茅quilibre entre le conscient et l'inconscient, c'est la mani猫re dont un homme donne en quelque sorte une forme 脿 l'ectoplasme qui s'茅chappe de lui. Nous sommes les ouvriers d'une t茅n猫bre qui nous est propre mais qui nous 茅chappe 禄 (Entretiens avec Andr茅 Fraigneau, p. 55).

On comprend alors pourquoi les distinctions g茅n茅riques n'int茅ressent pas Cocteau, tout comme les divergences entre 茅coles, auxquelles il ne croit pas du tout : 芦 Quelles 茅coles ? Il n'y a que des hommes forts. Ces hommes n'ouvrent jamais rien pour d'autres. Ce qu'ils ouvrent, ils le ferment [鈥�]. Mais aussit么t l'茅cole s'organise. Elle compromet d'une part, 茅taye de l'autre. Sans doute une chimie sup茅rieure exige cette frange qui se nourrit du noyau et le consolide autour 禄 (芦 Picasso 禄, dans听Le Rappel 脿 l'ordre, p. 241). Cocteau est d'ailleurs cons茅quent dans son refus d'锚tre associ茅 脿 une 茅cole artistique ou une autre, et semble volontairement mettre fin 脿 des collaborations qui se font trop r茅guli猫res (par exemple, les 芦 d卯ners du samedi 禄 au cabaret du Boeuf sur le toit; c'est du moins ce qu'il affirme). Sa conception de la po茅sie, qui se pr茅occupe de la port茅e d'une oeuvre d'art 鈥� de sa capacit茅 ou non 脿 芦 faire de l'effet 禄 鈥� plut么t que de la puret茅 des moyens employ茅s pour y arriver, lui permet d'entretenir des admirations dont il est conscient du disparate : 芦 La po茅sie, telle que je l'entends [鈥�], n'est pas ce qu'imaginent les n茅o-classiques. Elle m'autorise, contre toute attente, 脿 louer ensemble la comtesse de Noailles et Tristan Tzara. La po茅sie est une 茅lectricit茅. Ils me la transmettent tous deux. La forme des lampes et des abat-jour est une autre affaire 禄 (芦 D'un ordre consid茅r茅 comme une anarchie 禄, dans听Le Rappel 脿 l'ordre, p. 220-221).

脌 la lumi猫re de ce principe unificateur 鈥� l'art comme lieu d'une d茅charge 茅lectrique 鈥� le parcours de Cocteau appara卯t d'une singuli猫re coh茅rence. La diversit茅 de son activit茅 artistique et de ses admirations s'y fond ais茅ment, mais aussi son appr茅ciation pour l'art populaire : le cabaret, le jazz band, le cirque. Dans听Le Coq et l'arlequin, il prend position pour ces divertissements, dont le th茅芒tre aurait int茅r锚t 脿 s'inspirer :

Lorsque je dis de certains spectacles de cirque ou de music-hall que je les pr茅f猫re 脿 tout ce qui se donne au th茅芒tre, je ne veux pas dire que je les pr茅f猫re 脿 tout ce qui pourrait se donner au th茅芒tre. [鈥�] Le music-hall, le cirque, les orchestres am茅ricains de n猫gres, tout cela f茅conde un artiste au m锚me titre que la vie. Se servir des 茅motions que de tels spectacles 茅veillent ne revient pas 脿 faire de l'art d'apr猫s l'art. Ces spectacles ne sont pas de l'art. Ils excitent comme les machines, les animaux, les paysages, le danger (芦 Le Coq et l'arlequin 禄, dans听Le Rappel 脿 l'ordre, p. 28).

Conscient de vivre 脿 une 茅poque o霉 les arts sont en pleine 茅bullition, avide de conna卯tre les exp茅rimentations auxquelles s'adonnent les artistes de toutes disciplines, Cocteau regrette pourtant un certain manque de bravoure de l'art avec un grand A et en particulier de la litt茅rature, qui attend encore ses r茅volutionnaires : 芦 cette force de vie qui s'exprime sur une sc猫ne de music-hall d茅mode au premier coup d'oeil toutes nos audaces. Cela vient de ce que l'art est lent, circonspect dans ses plus aveugles r茅volutions. Ici, pas de scrupules, on saute les marches 禄 (Ibid.). Celui qui a lui-m锚me 茅t茅 accus茅 (notamment, de fa莽on tr猫s publique, par Andr茅 Gide) de 芦 sauter des marches 禄 souhaiterait voir l'茅nergie, l'audace et l'imm茅diatet茅 des arts populaires se partager aux arts de la 芦 production restreinte 禄, sans que ceux-ci tombent dans la facilit茅.

Vers un classicisme nouveau.

Si les productions du show-business peuvent en apprendre des choses 脿 l'art, si l'art peut int茅grer des 茅l茅ments populaires (dans le ballet comique听Le Boeuf sur le toit, Cocteau emploie des clowns et des boxeurs), il n'y a pas de confusion entre les deux sph猫res : il y a bel et bien un art vrai et un art faux (un art qui 芦 saute des marches 禄, ou qui produit de l'茅motion par un 芦 chantage sentimental 禄 [Ibid., p. 17]). Une affirmation comme la suivante sugg猫re que l'art a une vocation exp茅rimentale irr茅ductible, une fonction cognitive qui n'appartient a aucune autre discipline : 芦 L'inconnu est une mer 鈥渋nterdite 脿 nos sondes鈥�. La science, la philosophie, l'occultisme s'y baignent, pataugent au bord. Les artistes construisent un navire, une ville 禄 (芦 Le Secret professionnel 禄, dans听Le Rappel 脿 l'ordre, p. 196). Cependant, Cocteau pr茅f猫re de loin les productions commerciales, qui ne se prennent pas pour autre chose, 脿 un art qui pr茅tend 脿 la profondeur ou 脿 l'importance, mais n'arrive pas 脿 capter la 芦 force de vie 禄 pr茅sente dans un spectacle de jazz ou de cabaret.

Le grief principal, formul茅 autant contre l'art 芦 officiel 禄 que contre les avant-gardes, est celui de la superficialit茅. Cocteau accuse la plupart des artistes de pratiquer le 芦 trompe-l'oeil 禄, c'est-脿-dire de 芦 confondre les mots et l'esprit 禄, de 芦 donner la premi猫re place au d茅cor 禄, d'芦 茅tonner le public par une d茅bauche de couleurs et de surprises sur la vieille 茅toffe, au lieu de tisser une trame nouvelle 禄 (Ibid., p. 161). La litt茅rature semble souffrir particuli猫rement de ce probl猫me :

Le go没t du tic est tellement d茅velopp茅, pris pour le style, pour l'expression, dans les milieux litt茅raires, qu'on n'y estime que l'茅crivain qui accuse ses tics jusqu'脿 la grimace. Une longue grimace donne vite des rides. Or la seule mani猫re d'茅viter le tic, si dangereux, et la seule fa莽on de d茅plaire qui conserve jeune sera d'ob茅ir sans n茅gligence aux contradictions de notre individu (Ibid., p. 165).

Cocteau formule 脿 m锚me ce reproche un des pr茅ceptes de son classicisme : 芦 ob茅ir aux contradictions de notre individu 禄. Il 茅crira en hommage 脿 Proust que 芦 personne au monde ne faisait mieux ob茅ir l'茅criture [鈥�] [et] la voix. L'une et l'autre 茅pousaient juste son esprit 禄 (芦 La Voix de Marcel Proust 禄, dans听Quelques articles, p. 242). Dans听Le Secret professionnel, il affirme encore que 芦 la forme de la pens茅e, un nombre limit茅 de probl猫mes, un petit vocabulaire simple, l'angle de vision (v茅ritable style) sont ceux par quoi [l'artiste] se distingue des autres. Ainsi annonce-t-il : c'est moi. Le reste, ce qui se nomme commun茅ment le style, doit 茅pouser modestement ce relief 禄 (芦 Le Secret professionnel 禄, dans听Le Rappel 脿 l'ordre, p. 166). Demeurer 脿 l'茅coute de soi-m锚me, 茅crire de fa莽on 脿 exprimer son moi, malgr茅 les contradictions et les fluctuations de ce dernier 鈥� creuser dans son versant obscur, inconscient 鈥� sont les d茅fis de l'茅crivain, et la preuve d'une rigueur v茅ritable. Ceux qui travaillent en premier lieu le style, telle une marque de commerce, se laissent aller 脿 la facilit茅 : ils comptent sur le plaisir instantan茅 de la reconnaissance pour se faire appr茅cier du public. La nouveaut茅 r茅elle, 芦 ne s'appuyant sur aucun souvenir pr茅cis, nous laisse une jambe en l'air [鈥�], nous d茅concerte et nous d茅莽oit 禄 (芦 D'un ordre consid茅r茅 comme une anarchie 禄, dans听Le Rappel 脿 l'ordre, p. 222).

L'id茅e d'une esp猫ce de cancer du tic et de la grimace qui envahit la litt茅rature s'inscrit dans la vision qu'entretient Cocteau de la litt茅rature comme lieu d'un combat p茅renne entre un romantisme d茅cadent et les forces revitalisantes du classicisme. Il 茅rige un tel mod猫le d猫s听Carte blanche听:

Deux tendances. Toujours les m锚mes depuis des si猫cles. Elles changent de nom et d'aspect 脿 toutes les 茅poques, mais il est simple de les reconna卯tre. L'une pourrait 锚tre mise sous le signe d'Apollon, l'autre sous le signe de Dionysos. Cubisme et futurisme par exemple. La premi猫re dessine, la seconde bariole. Ces d茅pouillements de p么les et ces flamboiements d'茅quateur sont n茅cessaires pour que l'art gravite. Il m'appara卯t que le signe d'Apollon est plus favorable 脿 la mise en oeuvre des qualit茅s fran莽aises. Mais ce go没t ne m'oblige pas 脿 nier de bonnes productions dionysiennes. Un jugement qui ne porte que sur la 芦 qualit茅 禄 intrins猫que est absurde (芦 Carte blanche 禄, dans听Le Rappel 脿 l'ordre, p. 130-131).

Or, si Cocteau pr茅tend dans ce passage ne pas accorder de pr茅f茅rence intrins猫que 脿 l'une ou 脿 l'autre tendance, il op猫re en r茅alit茅 un partage clair entre les oeuvres ou les d茅marches artistiques jug茅es dionysiaques, accus茅es d'exc猫s, d'eff茅mination et d'artifice, et les proc茅d茅s apolliniens, associ茅s 脿 la perfection, 脿 la v茅rit茅 et 脿 la virilit茅. Le mod猫le, suppos茅ment, n'est pas diachronique ; il est cens茅 faire 茅tat de deux tendances qui coexistent 脿 toute 茅poque et se livrent un combat f茅cond. Mais Cocteau en use pour peindre l'茅poque qui pr茅c猫de imm茅diatement la sienne avec les couleurs de la d茅cadence, ce qui lui permet 脿 son tour de faire de l'茅poque 脿 laquelle il vit 鈥� et au sein de laquelle il se veut de toute 茅vidence acteur privil茅gi茅 鈥� celle du renouveau. :

Depuis des ann茅es, l'art se d茅veloppait sous le signe f茅minin, anti-grec. La 芦 Parisienne 禄 des deux expositions (89 et 1900) tenait la France sous ses jupes. L'art subit cette p茅nombre, ces mousselines, ces charmes, ces parfums 茅nervants. De charpent茅s, muscl茅s, nets, les musiques, les po猫mes, les tableaux devinrent onduleux, moelleux, vaporeux. [鈥�] Bouquets de fausses notes savantes, de mots rares, de mille couleurs. Machines, gratte-ciel, paquebots, n猫gres, furent certainement l'origine d'une direction neuve, excellente. [鈥�] La courbe, la guirlande, le r茅bus, les dissonances pr茅cieuses, c茅d猫rent la place 脿 un d茅sordre plus brutal. [鈥�] L'art se virilise. [鈥�] Ce bruit nous douche, nous r茅veille POUR QUE NOUS EN FASSIONS UN AUTRE. Il nous d茅signe une trace perdue. Inutile de pasticher mal des fox-trots. [鈥�] Ne faisons jamais ce que les sp茅cialistes peuvent faire mieux. Cherchons notre sp茅cialit茅 (Ibid., p. 126-127).

芦 Charpent茅 禄, 芦 muscl茅 禄, 芦 net 禄, 芦 viril 禄 : autant de mots qui construisent l'image d'un art sain, jeune et 茅nergique qui vient prendre la place d'un art vieux et mal-portant, s'agrippant disgracieusement 脿 la vie. L'analogie de la perfection corporelle revient encore dans听Le Secret professionnel听: 芦 Un tic ne saurait 锚tre style, m锚me un tic noble. Soigner la pens茅e, la manier, la mettre en relief, c'est soigner son style. Autrement envisag茅, le style ne peut qu'obscurcir ou alourdir. Le vrai 茅crivain est celui qui 茅crit mince, muscl茅. Le reste est graisse ou maigreur 禄 (芦 Le Secret professionnel 禄, dans听Le Rappel 脿 l'ordre, p. 158).

Le paradigme comporte encore des connotations morales. L'art 芦 viril 禄 se fonde sur une recherche honn锚te qui, parce qu'elle renonce aux effets de style faciles et aux proc茅d茅s existants, est ardue. Elle repr茅sente le travail, l'exploration dangereuse de terres inconnues, un 茅quilibre pr茅caire : 芦 vous marchez seul sur une corde raide et chacun souhaite que vous vous rompiez le cou 禄 (芦 D'un ordre consid茅r茅 comme une anarchie 禄, dans听Le Rappel 脿 l'ordre, p. 207-208), 茅crit Cocteau; ou encore, 脿 propos de Picasso : 芦 ce n'est pas en pensant 脿 la vie de l'ensemble vers quoi s'organisent les lignes que le dessinateur fera oeuvre vivante, mais en sentant sa ligne en danger de mort d'un bout 脿 l'autre du parcours. Un danger d'acrobate 禄 (芦 Picasso 禄, dans听Le Rappel 脿 l'ordre, p. 236). En revanche, les 茅crivains stylistes sont apparent茅s 脿 des charlatans et leur art 脿 une supercherie. C'est ce qui est sugg茅r茅, par exemple, par l'analogie sur laquelle s'ouvre听Le Secret professionnel听et qui divise les 茅crivains en 芦 tireurs 禄 et 芦 茅pauleurs 禄, selon qu'ils ont v茅ritablement quelque chose 脿 dire ou non :

Le style ne saurait 锚tre un point de d茅part. Il r茅sulte. Qu'est-ce que le style ? Pour bien des gens, une fa莽on compliqu茅e de dire des choses tr猫s simples. D'apr猫s nous : une fa莽on tr猫s simple de dire des choses compliqu茅es. Un Stendhal, un Balzac m锚me [鈥�] essayent avant tout de faire mouche. Ils y arrivent neuf fois sur dix, n'importe comment. C'est ce n'importe comment, vite 脿 eux, qu'ils adoptent selon les r茅sultats obtenus, cette mani猫re d'茅pauler, de viser, de tirer vite et juste, que je nomme le style. Un Flaubert ne pense qu'脿 茅pauler. Peu importe la cible. Il soigne son arme. La dame du tir, qui听tourne le dos aux cartons, le contemple. Quel bel homme ! quel chasseur ! quel style ! Peu lui importe que le tireur fasse mouche, pourvu qu'il 茅paule longuement, gracieusement, et surtout, qu'il n'aille pas vite en besogne. [鈥�] Combien les pr茅tendus tableaux r茅alistes de Flaubert sont loin de la r茅alit茅.听Madame Bovary, par exemple, o霉 le souci d'茅pauler s'茅tale 脿 chaque page, fourmille d'irr茅alismes. Une suite de tableaux pour le Salon (芦 Le Secret professionnel 禄, dans听Le Rappel 脿 l'ordre, p. 155-156).

Cocteau conclut la r茅flexion ainsi : 芦 cette faiblesse caract茅rise les 茅poques o霉 il est inutile de se jeter 脿 l'eau avec l'instinct de conservation comme ma卯tre nageur. [鈥�] Fausse concision, fausse vitesse, fausse h芒te d'atteindre le but. Ainsi, pour 茅puiser notre m茅taphore, [ces 茅crivains] ressemblent-ils 脿 ces tireurs qui visent dans une glace, ou entre les jambes, t锚te en bas 禄 (Ibid., p. 157-158).

Le reproche de malhonn锚tet茅 est formul茅 茅galement contre les mouvements contemporains qui proposent une fausse nouveaut茅, notamment les avant-gardes. Au sujet de Dada, Cocteau 茅crit : 芦 la litt茅rature antilitt茅raire naquit de ce d茅go没t romantique. L'esprit de destruction est romantique. J'y d茅nonce le go没t des ruines, le pessimisme 禄 (Ibid., p. 167). Il juge le futurisme de Marinette na茂f parce qu'il croit qu'il suffit de parler de听dreadnoughts听pour renouveler la litt茅rature (芦 Carte blanche 禄, dans听Le Rappel 脿 l'ordre, p. 73-74). Il se moque des expressions 芦 genre moderne 禄, 芦 po猫te moderne 禄, 芦 esprit moderne 禄 et met en garde contre une forme d'idol芒trie de la modernit茅 technologique qui demeure superficielle : 芦 锚tre 茅tonn茅, enthousiasm茅 par une machine est d'un lyrisme aussi fade que d'锚tre en proie aux dieux. [鈥�] Mais ne pas comprendre la beaut茅 d'une machine est une faiblesse. La faute consiste 脿 d茅peindre les machines au lieu d'y prendre une le莽on de rythme, de d茅pouillement 禄 (Ibid., p. 124-125).

Qu'en est-il de l'art 芦 vrai 禄, qui peut aspirer au classicisme ? 芦 Seule la r茅alit茅, m锚me bien recouverte, poss猫de la vertu d'茅mouvoir 禄, 茅crit Cocteau dans听Le Coq et l'arlequin听(芦 Le Coq et l'arlequin 禄, dans听Le Rappel 脿 l'ordre, p. 53). Mais cette r茅alit茅 ne peut 锚tre qu'individuelle : 芦 le r茅alisme consiste 脿 copier avec exactitude les objets d'un monde propre 脿 l'artiste et sans le moindre rapport avec ce qu'on a coutume de prendre pour la r茅alit茅 禄 (芦 Le Secret professionnel 禄, dans听Le Rappel 脿 l'ordre, p. 159). Dans un passage qui affiche une forte ressemblance 脿 certaines formulations d'脌 la recherche du temps perdu, Cocteau explique que l'artiste doit op茅rer une sorte de refonte de l'univers en lui-m锚me :

Selon nous, le po猫te ne fera pas d'art d'apr猫s l'art. Il usera du v茅ritable r茅alisme, c'est-脿-dire qu'il accumulera en lui des visions, des sentiments (je compte le bagage pr茅natal) et au lieu de s'en servir 脿 la h芒te, au risque d'茅mouvoir par un chantage comme un brillant journaliste, les laissera tranquilles. Ainsi se formera, peu 脿 peu, un amalgame, un magasin de rapports inattendus. Depuis trop longtemps, l'image pour l'image ab卯me la po茅sie. [鈥�] Or un po猫te qui ne proc猫de que par images peut nous distraire comme un commis voyageur amuse la table d'h么te en confectionnant un lapin avec une amande et des allumettes, il ne nous touchera jamais (Ibid., p. 183-184).

Comme chez Proust, l'artiste doit chercher 脿 lib茅rer sa vision de l'effet aplatissant de l'habitude, 脿 茅prouver et 脿 faire 茅prouver au spectateur ou au lecteur 芦 la surprise qui consiste 脿 se trouver soudain en face de son propre nom comme s'il appartenait 脿 un autre 禄 (Ibid., p. 187). Dans l'Essai de critique indirecte听(1932), Cocteau reprend cette d茅finition en louant la peinture de Chirico : 芦 le vrai r茅alisme consiste 脿 montrer les choses surprenantes que l'habitude [鈥�] nous emp锚che de voir. [鈥�] Chirico nous montre la r茅alit茅 en la d茅paysant. C'est un d茅paysagiste. Les circonstances 茅tonnantes o霉 il place une b芒tisse, un oeuf, un gant de caoutchouc, une t锚te de pl芒tre, 么tent la housse de l'habitude 禄 (芦 Essai de critique indirecte 禄,听Po茅sie critique I, p. 161).

Si les formules de Cocteau sur la n茅cessit茅 d'un renouvellement du monde par la sensibilit茅 individuelle de l'artiste font penser 脿 un Proust ou 脿 un Ezra Pound (芦 make it new 禄), c'est d'abord de la peinture que lui vient cette le莽on. Dans l'essai consacr茅 脿 celui qu'il consid猫re comme son premier ma卯tre, il d茅crit ainsi la r茅volution qu'op猫re Picasso :

Lorsque Picasso ach猫ve une toile, elle est belle par sa force de ressemblance, m锚me lorsque notre oeil ne d茅nombre pas les objets qui la motivent. [鈥�] Lorsqu'il regarde un groupe d'objets, les dig猫re et les transporte peu 脿 peu dans le monde qui lui est propre [鈥�], jamais il ne brode. Jamais il ne perdra de vue leur force objective. Ainsi, supprime-t-il l'identification et conserve-t-il 脿 ces objets leur ressemblance, distribu茅e selon d'autres chiffres, mais formant le m锚me total. Il substitue le trompe-l'esprit au trompe-l'oeil. Son tableau est un tableau. Il vit seul. Il ne renseigne sur rien d'autre. Tel doit 锚tre le po猫me. C'est ce souci de dire vrai [鈥�], cette obsession de r茅alit茅 irr茅elle, qu'茅pousera la forme (芦 Picasso 禄, dans听Le Rappel 脿 l'ordre, p. 168-169).

Parce qu'il 芦 dig猫re 禄 compl猫tement les objets avant d'en faire une toile, Picasso substitue 脿 la r茅alit茅 banale une r茅alit茅 autre, en quelque sorte 芦 plus vraie que vraie 禄 (Entretiens avec Andr茅 Fraigneau, p. 76) : c'est le 芦 trompe-l'esprit 禄, plut么t que le 芦 trompe-l'oeil 禄 des 茅pauleurs.

Cocteau semble particuli猫rement appr茅cier lorsque les artistes cr茅ent en se servant d'objets banals, tir茅s de la vie quotidienne, qu'ils montrent d'une fa莽on qui les d茅payse et les renouvelle, comme Chirico avec ses oeufs et ses b芒tisses. Cela rejoint son appel 脿 la 蝉颈尘辫濒颈肠颈迟茅, avec lequel d茅bute d茅j脿听Le Coq et l'arlequin听et qui revient dans toutes ses po茅sies critiques. Voici ce qu'il 茅crit au sujet de quelques artistes qu'il consid猫re comme de grands novateurs de son 茅poque : 芦 Apollinaire, Picasso, Braque, Max Jacob, Salmon, [鈥�] d茅couvrirent une Am茅rique. Or cette Am茅rique se trouvait dans la chambre 禄 (芦 Carte blanche 禄, dans听Le Rappel 脿 l'ordre,听 听 听 听p. 104-105). La po茅sie de ces artistes 芦 se passe d'interm茅diaires, note des faits, s'inspire des cartes postales, [鈥�] des chansons de rues [鈥�]. Tout cela vu, aim茅, transpos茅, avec une d茅licatesse, une gr芒ce de XVIIIe si猫cle. La tradition rejointe sans pastiche 禄 (Ibid.). Cocteau semble sugg茅rer que c'est en 茅cartant tout 茅l茅ment 芦 exotique 禄 脿 la vie quotidienne, tout ce dont l'茅clat n'a pas 茅t茅 terni par la patine de l'habitude, que l'artiste peut saisir la nature des rapports profonds qui l'unissent au monde : 芦 chaque ouvrage puise dans la trag茅die intime dont il r茅sulte une intensit茅 de calme. En effet, la trag茅die ne consiste plus 脿 peindre un tigre qui mange un cheval, mais 脿 茅tablir entre un verre et une moulure de fauteuil des rapports plastiques capables de m'茅mouvoir sans l'intervention d'aucune anecdote 禄 (芦 Picasso 禄, dans听Le Rappel 脿 l'ordre, p. 240-241). Cependant, cette r茅flexion qu'il d茅veloppe en parlant de Picasso semble pointer vers un formalisme pur dont l'application dans des domaines comme le roman ou cin茅ma n'est pas enti猫rement 茅vidente.

Ce qu'il faut sans doute retenir comme le莽on transposable du cubisme de Picasso vers l'茅criture, c'est cette 芦 clairvoyance 禄 (Ibid., p. 140) et cette rigueur dans l'examen, qui ne s'arr锚te pas 脿 la surface des choses, mais sonde le substrat mi-conscient, inarticul茅, nourri de divers ph茅nom猫nes cognitifs et affectifs, qui compose la vision individuelle du po猫te. C'est peut-锚tre en ce sens qu'on peut comprendre les affirmations fr茅quentes de Cocteau sur la difficult茅 et le danger de l'activit茅 artistique. L'artiste doit sans cesse r茅sister 脿 la tentation de la facilit茅 et de l'approbation du public et se maintenir sur la 芦 corde raide 禄 de son investigation in茅dite, p茅rilleuse. C'est son devoir moral : 芦 je n'appelle pas morale la morale des moralistes, mais en quelque sorte une ligne inflexible et profonde qui continue malgr茅 toutes les apparences de dispersion. Non seulement une oeuvre exige une morale, mais une oeuvre est une morale, sinon elle ne compte pas 禄 (Entretiens avec Andr茅 Fraigneau, p. 5).

Quels moyens Cocteau pr么ne-t-il pour l'茅crivain qui souhaite se maintenir sur le droit chemin 鈥� ou la corde raide 鈥� de la morale ? L'une des strat茅gies qu'il dit employer est l'茅criture du lieu commun, dans laquelle on peut voir un 茅quivalent de l'int茅r锚t que portent un Picasso ou un Chirico aux objets de la vie quotidienne : 芦 plus je d茅couvre les prestiges du lieu-commun, plus j'incline 脿 croire que l'excitation de l'esprit vient du petit nombre de moyens dont il dispose 禄 (芦 Le Secret professionnel 禄, dans听Le Rappel 脿 l'ordre, p. 183). 芦 Mettez un lieu commun en place, nettoyez-le [鈥�] de telle sorte qu'il frappe avec sa jeunesse et avec la m锚me fra卯cheur, le m锚me jet qu'il avait a sa source, vous ferez oeuvre de po猫te. Tout le reste est litt茅rature 禄 (Ibid., p. 188), 茅crit-il encore dans听Le Secret professionnel. L'autre strat茅gie, sans laquelle la premi猫re ne r茅ussit pas, est celle de l'emp锚chement : 芦 les nombreuses mani猫res d'accommoder le rythme, de briser le ron-ron, d'emp锚cher, ainsi que par un syst猫me d'茅cluses, l'esprit de glisser trop sur les lignes dont chacune, d茅sormais, aura son importance 禄 (Ibid., p. 188-189). Cette imposition volontaire d'obstacles 脿 sa pens茅e est comme la garantie de l'honn锚tet茅 du po猫te, une autodiscipline qui le garde d'emprunter des raccourcis. Il est int茅ressant de noter que l'茅loge de la 芦 voix de Marcel Proust 禄 comporte plusieurs des m锚mes termes :

Que Swann parle, ou Bloch, ou Albertine, ou Charlus, ou les Verdurin, j'茅coute cette voix [鈥�] de Proust lorsqu'il racontait, g茅missait de raconter, organisait le long de son r茅cit un syst猫me d'茅cluses, de vestibules, de fatigues, de haltes, de politesses, de fous rires, de gants blancs 茅crasant la moustache en 茅ventail sur la figure. Cette voix n'arrivait pas de la gorge, mais des centres [鈥�]. On la sentait venir de l'芒me (芦 La Voix de Marcel Proust 禄, dans听Quelques articles, p. 243).

L'apport du roman.

En ouverture de son discours au Coll猫ge de France, publi茅 sous le titre听D'un ordre consid茅r茅 comme une anarchie,听Cocteau annonce que la 芦 mue de l'esprit 禄 (芦 Le Secret professionnel 禄, dans听Le Rappel 脿 l'ordre, p. 183) que traversait l'茅poque et qui lui donnait une apparence de d茅sordre tire 脿 sa fin. Le classicisme s'appr锚te 脿 triompher. Mais la mani猫re dont il qualifie ce classicisme peut surprendre :

Il se forme un 茅tat d'芒me absolument nouveau. Hier, ce matin encore, l'茅motion ne se portait pas. Chaque fois que l'art est en route vers cette profonde 茅l茅gance qu'on nomme classicisme, l'茅motion dispara卯t. C'est l'茅tape ingrate. Le serpent glacial abandonne une peau bariol茅e. Mais apr猫s bien des malaises et bien des solitudes, l'art tout nu s'茅quilibre et oppose aux richesses du costume les richesses du coeur (芦 D'un ordre consid茅r茅 comme une anarchie 禄, dans听Le Rappel 脿 l'ordre, p. 205).

Cocteau pr茅sente ici un r茅sum茅 de l'茅poque qui int猫gre au sein d'un r茅cit t茅l茅ologique l'art des 芦 茅pauleurs 禄 (rappelons que malgr茅 son 芦 romantisme moelleux 禄, cet art affect茅 ne conna卯t pas l'茅motion r茅elle) et l'art des 芦 tireurs 禄 (viril, donc allant droit au vif des 茅motions). Ce dernier 鈥攁uquel il s'identifie 鈥� sort vainqueur du combat des deux tendances. Nous reconnaissons dans cette d茅claration l'exhortation coctelienne 脿 ce que l'art capte le fluide po茅tique, cette 芦 puissance qui nous touche jusqu'aux larmes 禄 dans les ph茅nom猫nes, d茅sormais sobrement d茅sign茅e par le terme d'芦 茅motion 禄.

Plus loin, Cocteau propose un r茅cit plus d茅taill茅 de cette mue, la 芦 carte 脿 vol d'oiseau 禄 de l'茅poque (voir听Ibid., p. 211-221). Il commence avec Apollinaire, dont le cosmopolitisme, les jeux litt茅raires avec le hasard et l'influence du jazz et de la culture populaire am茅ricaine font l'inventeur du modernisme (Apollinaire est un grand pr茅curseur; ce sont les modernismes ult茅rieurs, d茅pourvus d'originalit茅 et de profondeur, que Cocteau fustige). Ensuite vient 芦 une neige plus froide que la mort 禄 : le 芦 Suicide-Club-Dada 禄. En troisi猫me lieu, Cocteau 茅crit听Le Coq et l'arlequin听et commence 脿 tenir des soir茅es dans un bar, d'o霉 sortent ses cabarets听Le Boeuf sur le toit听别迟听Les Mari茅s de la tour Eiffel听: 芦 un renouveau se fait sentir 禄. En quatri猫me lieu, Max Jacob 芦 propose de fonder la ligue antimoderne 禄 et, avec Cocteau, ils se mettent 脿 茅crire 芦 des po猫mes r茅guliers, 脿 bannir les mots rares, la bizarrerie, l'exotisme, les t茅l茅grammes [鈥�] et autres accessoires am茅ricains 禄. Il leur faut 芦 nommer les objets, tellement recouverts d'images et d'adjectifs qu'on ne les voyait plus 禄. Enfin, le point d'aboutissement, Raymond Radiguet : 芦 son livre [Le Diable au corps] m'est utile pour 茅clairer une victoire. Quel effet de th茅芒tre, ce roman silencieux qui entre en sc猫ne apr猫s un formidable tam-tam ! Tout est neuf et tout m'amuse dans son aventure 禄 (Ibid., p. 219).

Dans un autre article, il fera un 茅loge de Radiguet encore plus emphatique :

Radiguet oppose le soleil 脿 l'ombre, l'ordre au d茅lire ; il r茅invente une obscurit茅 claire [鈥�]. Il permettait d'attendre la grande r茅forme que nous pressentions tous et qui balaierait le tribunal des lettres, la pr茅ciosit茅 plastique, la crainte du ridicule, la surench猫re des trouvailles qui mettent l'esprit en pointe jusqu'脿 un 茅puisement mortel. Apr猫s cette longue p茅riode d'esth茅tisme, une r茅volution ne saurait 锚tre que d'ordre moral (芦听闯'础诲辞谤别听par Jean Desbordes 禄, dans听笔谤茅蹿补肠别蝉, p. 288).

Qu'est-ce qui fait la grandeur de Radiguet ? D'abord, la rigueur et la 蝉颈尘辫濒颈肠颈迟茅 classiques qu'il pr么ne dans l'茅criture et qui, 脿 une 茅poque qui se d茅lecte de son d茅sordre mais ne propose pas, aux yeux de Cocteau, quoique ce soit de r茅ellement r茅volutionnaire, se pr茅sentent comme la v茅ritable r茅volution : l'anarchie qui arrive sous l'apparence de l'ordre. En pleine 茅poque Dada, raconte Cocteau lors d'un entretien avec Andr茅 Fraigneau, Radiguet arrive et d茅clare : 芦 鈥渋l faut 茅crire comme tout le monde鈥�. Ce qu'il appelait 鈥溍ヽrire comme tout le monde鈥� c'茅tait par exemple faire un roman, faire un po猫me avec des rimes 禄 (Entretiens avec Andr茅 Fraigneau, p. 36-37). Le seul choix du roman, genre reni茅 par ceux qui se voudraient innovateurs en litt茅rature, est la marque de son g茅nie novateur, qui par son conservatisme m锚me donne aux avant-gardes un air p茅rim茅. Gr芒ce 脿 ce v茅hicule audacieusement modeste, 脿 l'aide d'une langue purg茅e de 芦 bizarreries 禄 (芦 voyez son tact 脿 n'employer jamais un mot rare. Les mots cocktails et shakers deviennent [鈥�] : m茅langes et gobelets 禄), Radiguet d茅veloppe un r茅cit aussi impassible qu'il est myst茅rieux, le r茅cit classique par excellence :

Pour la premi猫re fois un enfant dou茅 d'une m茅thode montre les m茅canismes d'un 芒ge secret. On imagine qu'un animal, qu'une plante se racontent. [鈥�] Si le mot classicisme a un sens, il faut s'en servir pour ce livre. Jamais il ne d茅tache de lui un charme qui joue entre les tables, comme font les tziganes. L'ouvrage forme un bloc, qui ne bouge pas. Rien de plus dur ni de plus tendre, de plus hautain ni de plus familier (芦 Le Diable au corps 禄, dans听Quelques articles, p. 248).

La grande r茅alisation de Radiguet est d'avoir 茅crit un livre qui, par la r茅gularit茅 de ses surfaces et l'impassibilit茅 de la sonde qui r茅v猫le le bouillonnement des 茅motions en profondeur, est digne de听La Princesse de Cl猫ves听ou d'Adolphe. Il est ais茅 de voir en quoi l'approche de Radiguet r茅pond aux recherches de Cocteau. Certes, Cocteau avait pos茅 avant la rencontre de sa jeune muse les termes de sa po茅tique : la recherche de la 芦 force de vie 禄 ou de la 芦 secousse 茅lectrique 禄, la 蝉颈尘辫濒颈肠颈迟茅, l'id茅al d'une 茅criture serr茅e, 芦 muscl茅e 禄, vive. Mais l'influence du projet de Radiguet semble indubitable dans un passage comme le suivant, qui fait penser au听Diable au corps听en m锚me temps qu'il annonce听Les Enfants terribles听(que Cocteau 茅crira huit ans plus tard, apr猫s la mort de Radiguet) :

Voici en quelques lignes notre 茅tat d'esprit po茅tique actuel. Renon莽ant 脿 la rime et nous refusant aux agr茅ables d茅sordres du vers libre, il fallut bien les remplacer par quelques chose. Ce quelque chose ressemblait pas mal aux tics c茅r茅braux dont l'enfance est presque toujours victime. [鈥�]. Mille de ces grimaces profondes qui r茅apparaissent d猫s que nous perdons notre contr么le nerveux et qui, pour peu qu'une d'elles se d茅veloppe d茅mesur茅ment, deviennent la folie. La mise en place du verbe, les terminaisons masculines ou f茅minines, la pulsation du rythme, l'incroyable s茅v茅rit茅 qui nous emp锚che, l脿 o霉 le lecteur ne saurait voir que paresse, se forment, peu 脿 peu, nerveusement, jusqu'au supplice. Il faut tout 脿 prix que la pens茅e batte comme bat le coeur avec sa systole, sa diastole, ses syncopes qui le distinguent d'une machine (芦 Le Secret professionnel 禄, dans听Le Rappel 脿 l'ordre, p. 185-186).

Dans ces lignes tir茅es du听Secret professionnel听(茅crit au cours du premier 茅t茅 pass茅 avec Radiguet), Cocteau d茅crit, en la proposant comme contrepoison au d茅sordre de la rime et du vers libre, une 茅criture qui plonge dans cette zone inconnue, au confins de l'articul茅, que le po猫te a pour devoir de sonder ; une 茅criture qui 芦 茅pouse 禄 茅galement, par ses 芦 pulsations 禄, ses 芦 tics 禄, sa 芦 nervosit茅 禄, la forme de sa pens茅e. Cette 茅criture n'a pas besoin de s'茅garer en excentricit茅s : les ph茅nom猫nes qu'elle tente de mouler, bien que des plus communs, sont d'un baroque vertigineux pour peu qu'on les scrute attentivement. C'est un type d'芦 invisibilit茅 禄 intense, un peu comme la tenue du dandy George Brummell 脿 laquelle Cocteau compare l'茅criture de Radiguet : 芦 le style de Radiguet c'est la mise de Brummell ; aucun tic, aucune patine, mais cette chance : communiquer au neuf un air de d茅j脿 vu. Il [鈥�] reste invisible parce qu'on croit voir autre chose 禄 (芦 Le Secret professionnel 禄, dans听Le Rappel 脿 l'ordre, p. 185-186). Deux ans apr猫s l'茅criture du听Secret professionnel, dans听D'un ordre consid茅r茅 comme une anarchie, texte qui tourne tout entier autour de la r茅volution de Radiguet, Cocteau a affin茅 et synth茅tis茅 sa d茅finition du type de ph茅nom猫ne que l'茅criture doit tenter de cerner :

Nous contenons tous un ressort. Il ne faut pas le casser. Il faut pourtant le remonter 脿 fond. Ensuite, nous vivrons du m茅canisme anim茅 par ce ressort qui se d茅roule. Le dernier tour de clef est d茅cisif. Il est indispensable d'en avoir l'instinct. Comprenez-moi. Je parle d'un syst猫me d'id茅es qui nous dirige et relie entre eux nos actes les plus incoh茅rents. Remonter le ressort 脿 fond, c'est rab芒cher. Il est indispensable de rab芒cher. Tourner un peu trop loin, c'est radoter. Un peu plus loin, on casse tout (芦 D'un ordre consid茅r茅 comme une anarchie 禄, dans听Le Rappel 脿 l'ordre, p. 206).

La recherche par l'茅criture de cette m茅canique secr猫te de l'茅motion qui relie entre eux nos actes les plus incoh茅rents est exactement ce qui d茅finit aux yeux de Cocteau le g茅nie de Radiguet. Un tel id茅al d'茅criture conjugue en un 茅quilibre aussi juste que pr茅caire les oppositions de l'artisan-pr锚tre : logique et incoh茅rence, lumi猫re et obscurit茅, visibilit茅 et invisibilit茅, etc. Il y a l脿 aussi un flirt avec la mort, avec la possibilit茅 latente de 芦 tout casser 禄 qui, comme le sugg猫re Cocteau dans un passage du听Secret professionnel, accompagne la cr茅ation : 芦 la mort est l'envers de la vie. Cela est cause que nous ne pouvons l'envisager, mais le sentiment qu'elle forme la trame de notre tissu nous obs猫de toujours. [鈥�] Imaginez un texte dont nous ne pourrions conna卯tre la suite, parce qu'il est imprim茅 脿 l'envers d'une page que nous ne pouvons lire qu'脿 l'endroit 禄 (芦 Le Secret professionnel 禄, dans听Le Rappel 脿 l'ordre, p. 190-191). Le roman semble offrir des outils uniques pour sonder les 芦 forces secr猫tes qu'on porte dans sa personne 禄 (Entretiens avec Andr茅 Fraigneau, p. 55).

艗uvres cit茅es :

• COCTEAU, Jean. 芦 Essai de critique indirecte 禄, dans听Po茅sie critique, I, Paris, Gallimard, huiti猫me 茅dition, 1959, p. 149-189.
• COCTEAU, Jean.听笔谤茅蹿补肠别蝉,听艗uvres compl猫tes de Jean Cocteau, vol. X, Gen猫ve, Marguerat, 1946-1951, p. 277-301.
• COCTEAU, Jean.听Quelques articles,听艗uvres compl猫tes de Jean Cocteau, vol. X, Gen猫ve, Marguerat, 1946-1951, p. 235-275.
• COCTEAU, Jean.听Le Rappel 脿 l'ordre听[1918-1926],听艗uvres compl猫tes de Jean Cocteau, vol. IX, Gen猫ve, Marguerat, 1946-1951, p. 11-254.
• COCTEAU, Jean et Andr茅 FRAIGNEAU.听Entretiens, Monaco, 脡ditions du Rocher, coll. 芦 Alph茅e 禄, 1988.

Jean Cocteau, Le Rappel 脿 l'ordre [1918-1926], 艗uvres compl猫tes de Jean Cocteau, vol. IX, Gen猫ve, Marguerat, 1946-1951, p. 11-254.

芦 Pr茅face 禄 [1923], p. 11-12.

芦 Le Coq et l'arlequin. Notes autour de la musique 禄 [1918], p. 13-40.

芦 Carte blanche 禄 [1920], p. 70-131.

芦 Le secret professionnel 禄 [1922], p. 153-204.

芦 D'un ordre consid茅r茅 comme une anarchie. Allocution prononc茅e au Coll猫ge de France le jeudi 2 mai 1923 禄 [1923], p. 205-226.

芦 Autour de Thomas l'imposteur 禄 [1923], p. 227-232.

芦 Picasso 禄 [1923], p. 233-254.

Jean Cocteau, Po茅sie critique I, Paris, Gallimard, huiti猫me 茅dition, 1959.

芦 Essai de critique indirecte 禄 [1958], p. 149-189.

Jean Cocteau, Quelques articles, 艗uvres compl猫tes de Jean Cocteau vol. X, Gen猫ve, Marguerat, 1946-1951, p. 235-275.

芦 La voix de Marcel Proust 禄, p. 242-245.

芦听Le Diable au corps听禄, p. 246-248.

芦听Les 罢谤补驳茅诲颈别苍蝉听禄, p. 255-258.

芦 Raymond Radiguet 禄, p. 267-270.

Jean Cocteau, 笔谤茅蹿补肠别蝉, 艗uvres compl猫tes de Jean Cocteau vol. X, Gen猫ve, Marguerat, 1946-1951, p. 277-301.

芦 J'adore, par Jean Desbordes 禄, p. 287-290.

Jean Cocteau et Andr茅 Fraigneau, Entretiens, Monaco, 脡ditions du Rocher, coll. 芦 Alph茅e 禄, 1988.

Entretiens avec Andr茅 Fraigneau.

芦 脌 dix-sept ans, charg茅 d'茅lectricit茅, je veux dire de po茅sie informe, incapable de fabriquer un appareil de transmission, d茅rout茅 par des 茅loges suspects et de mauvais livres, je me retournais sur place comme un malade qui essaye de s'endormir. [鈥�] Je partis 脿 ma recherche. (Voir听Le Potomak.) Ma premi猫re rencontre fut Gide. [鈥�] Encore cinq ann茅es de marches, et un jeune Parisien, mal d茅gourdi, arrive chez les muses s茅v猫res. Il ne faut pas s'attendre 脿 un accueil chaud. Ces muses ne vous offrent jamais de vous asseoir. Silencieuses, elles vous montrent la corde raide. Sur le vide, ne pas se rompre le cou exige des soins qui devinrent ma seule politique. [鈥�] H茅las, mon trottoir natal, mon caveau du cimeti猫re Montmartre, le vrai r么le qu'ils jouent, c'est quand ils me servent de balancier. Car o霉 vais-je ? Au moins, mon exemple prouve-t-il qu'un rigoureux 茅quilibre est indispensable si l'on repousse l'茅quilibre conventionnel. Ce que j'allais chercher au cirque, au music-hall, ce n'茅tait pas, comme on l'a tant pr茅tendu, le charme des clowns ou des n猫gres, mais une le莽on d'茅quitation. 脡cole de travail, de force discr猫te, de gr芒ce utile, haute 茅cole qui m'ali茅na beaucoup d'esprits inattentifs 禄 (p. 11-12).

芦 Le mot SIMPLICIT脡 qui se rencontre souvent au cours de ces notes m茅rite qu'on le d茅termine un peu. Il ne faut pas prendre听蝉颈尘辫濒颈肠颈迟茅听pour le synonyme de听辫补耻惫谤别迟茅, ni pour un recul. La 蝉颈尘辫濒颈肠颈迟茅 progresse au m锚me titre que le raffinement et la 蝉颈尘辫濒颈肠颈迟茅 de nos musiciens modernes n'est plus celle des clavecinistes. La 蝉颈尘辫濒颈肠颈迟茅 qui arrive en r茅action d'un raffinement rel猫ve de ce raffinement ; elle d茅gage, elle condense la richesse acquise. [鈥�] Ce livre ne parle d'aucune 茅cole existante, mais d'une 茅cole que rien ne fait pressentir, sinon les pr茅mices de quelques jeunes, l'effort des peintres, et la fatigue de nos oreilles 禄 (p. 14).

芦 L'instinct demande 脿 锚tre dress茅 par la m茅thode, mais l'instinct seul nous aide 脿 d茅couvrir une m茅thode qui nous soit propre et gr芒ce 脿 laquelle nous pouvons dresser notre instinct 禄 (p. 16).

芦 L'茅motion qui r茅sulte d'une oeuvre d'art ne compte vraiment que si elle n'est pas obtenue par un chantage sentimental 禄 (p. 17).

听芦 Un po猫te a toujours trop de mots dans son vocabulaire, un peintre trop de couleurs sur sa palette, un musicien trop de notes sur son clavier. 禄 (19)

芦 Lorsque je dis de certains spectacles de cirque ou de music-hall que je les pr茅f猫re 脿 tout ce qui se donne au th茅芒tre, je ne veux pas dire que je les pr茅f猫re 脿 tout ce qui pourrait se donner au th茅芒tre. [鈥�] Le music-hall, le cirque, les orchestres am茅ricains de n猫gres, tout cela f茅conde un artiste au m锚me titre que la vie. Se servir des 茅motions que de tels spectacles 茅veillent ne revient pas 脿 faire de l'art d'apr猫s l'art. Ces spectacles ne sont pas de l'art. Ils excitent comme les machines, les animaux, les paysages, le danger. [鈥�] Cette force de vie qui s'exprime sur une sc猫ne de music-hall d茅mode au premier coup d'oeil toutes nos audaces. Cela vient de ce que l'art est lent, circonspect dans ses plus aveugles r茅volutions. Ici, pas de scrupules, on saute les marches. [...]听Grosse nourriture qui rend la marche l茅g猫re. On s'est beaucoup moqu茅 d'un aphorisme de moi, cit茅 dans un article du听Mercure de France听: 鈥淟'artiste doit avaler une locomotive et rendre une pipe.鈥� Je voulais dire par l脿 que ni le peintre, ni le musicien ne doivent se servir du spectacle des machines pour m茅caniser leur art, mais de l'exaltation mesur茅e que provoque en eux le spectacle des machines pour exprimer tout autre objet plus intime 禄 (p. 28).

芦 Les machines et les b芒tisses am茅ricaines ressemblent 脿 l'art grec, en ce sens que l'utilit茅 leur conf猫re une s茅cheresse et une grandeur d茅pouill茅es de superflu. Mais ce n'est pas de l'art. Le r么le de l'art consiste 脿 saisir le sens de l'茅poque et 脿 puiser dans le spectacle de cette s茅cheresse pratique un antidote contre la beaut茅 de l'inutile qui encourage le superflu 禄 (p. 29).

芦 Seule la r茅alit茅, m锚me bien recouverte, poss猫de la vertu d'茅mouvoir 禄 (p. 53).

芦 Sous ce titre [de la chronique听Carte blanche], je me propose de mettre chaque semaine le lecteur au courant des valeurs nouvelles. Entre l'Acad茅mie et le Boulevard, le public ignore tout. Ce vide est la cause de graves divorces. Je ne demande pas qu'on am猫ne le public fran莽ais 脿 la bonne volont茅 allemande qui accueille l'audace sans r茅sistance et ne stimule jamais les artistes. Il est prudent que la beaut茅 naisse cach茅e. [鈥�] Mais s'il est juste que le public se f芒che en face d'oeuvres contre lesquelles il se cogne parce qu'on les lui montre en escamotant sous ses pieds toutes les marches qui y conduisent, pourrait-on 茅clairer un peu les marches qu'il sente qu'on ne se moque pas, qu'on ne le m茅prise pas, que le travail des jeunes n'est pas dirig茅 contre lui 禄 (p. 70-71).

芦 Dans son nouveau manifeste :听La Splendeur g茅om茅trique et m茅canique et la sensibilit茅 num茅rique, il [Marinetti] raconte que 鈥渟es sens futuristes per莽urent cette splendeur sur le pont d'un dreadnought.鈥� Ce manifeste contient des choses saines, d'autres par trop na茂ves. D'abord, Marinetti parle de ce dreadnought dans le style de Byron. Le texte d'un film am茅ricain conviendrait mieux. Ensuite, il semble oublier que le chiffre se cache sous les belles oeuvres de toutes les 茅poques. C'est le squelette sans quoi ni tableau ni po猫me ne peuvent tenir debout. [鈥�] D茅crire un dreadnought n'est pas plus neuf que d茅peindre une gal猫re. Le neuf, c'est qu'on sente dans un po猫me le rythme d'un dreadnought comme Racine 茅voque la pompe d'une gal猫re. L'onomatop茅e, elle, nous ravale au rang du perroquet. [鈥�] Un spectacle, un bruit, qui entrent par l'oeil et l'oreiller, doivent subir, avant de sortir par la main des m茅tamorphoses profondes. Regardons le cirque. Au beau milieu de la piste le crottin fait s'茅panouir des fleurs merveilleuses. Ce sont les clowns. En dix minutes ils nous jettent la vie comprim茅e au lieu des fragments interminables de听certaines vies听que le th茅芒tre d茅roule pendant trois heures. Ainsi fait Picasso. Ses natures mortes paraissent, au premier abord, aussi loin du mod猫le que les clowns de nos costumes et de notre langage 鈥� mais si on regarde, la v茅rit茅 appara卯t, frappante, impr茅vue, comme un trompe-l'oeil sup茅rieur 禄 (p. 73-74)

芦 Je souhaite que des artistes d茅sint茅ress茅s exploitent la perspective, le ralentissement, l'acc茅l茅ration, la marche 脿 l'envers, monde inconnu sur lequel un hasard entr'ouvre souvent la porte. Le cin茅ma, moyen neuf, servirait un art neuf, imposerait une convention nouvelle, l'art 茅tant un jeu de conventions qui se transforment 脿 mesure que les joueurs se fatiguent. On y verrait l'architecture des formes, des volumes, des ombres, des plans, 茅voquant mieux la vie qu'une repr茅sentation n茅cessairement inexacte de la r茅alit茅 禄 (p. 83).

芦 Pendant que les faibles d茅plorent la disparition d'un charme, ce charme s'茅panouit avec un costume neuf. Apollinaire, Picasso, Braque, Max Jacob, Salmon, port猫rent ce costume, et fl芒nant, fumant, camaradant, d茅couvrirent une Am茅rique. Or cette Am茅rique se trouvait dans la chambre. Ils d茅daign猫rent le lyrisme purement imaginatif et l'analogie plate. Ils cherch猫rent un 茅quilibre entre ces deux exc猫s. Le moindre d茅tail 脿 port茅e de leur main est adopt茅, emmen茅 dans un domaine o霉 il rev锚t une apparence inattendue, sans rien perdre de sa force objective. Voici enfin la ressemblance et non le trompe-l'oeil, le trompe-l'esprit apr猫s la d茅formation qui g锚ne notre regard. Le vers libre d茅rangeait l'oreille habitu茅e au rythme. Une po茅sie s'茅bauche, plus simple, plus construite. Elle se passe d'interm茅diaires, note des faits, s'inspire des cartes postales, des livres 脿 trois sous, des chansons de rues, des 鈥渟urprises鈥� de Bonne-Aventure. Tout cela vu, aim茅, transpos茅, avec une d茅licatesse, une gr芒ce de XVIIIe si猫cle. La tradition rejointe sans pastiche. Les inventeurs s'amusent. Souvent, un jeu, une farce, peuvent 锚tre l'origine du Beau neuf. Le public se f芒che. Pour lui, l'artiste est un homme grave qui 茅coute Beethoven la figure dans les mains. Aussi la part de jeu qui entre dans tout mouvement r茅volutionnaire le lui rend-elle suspect 禄 (p. 104-105).

芦 Jazz-band. Le 12 octobre 1492, Christophe Colomb d茅couvre l'Am茅rique. Cette enfant trouv茅e a fait son chemin. Depuis quelques ann茅es, m锚me nos artistes travaillent sous son influence. Les musiciens emploient ses rag-times, les peintres ses paysages de fer et de pierre, les po猫tes ses affiches, ses r茅clames, ses films. Blaise Cendrars est de nous tous celui qui r茅alise le mieux un nouvel exotisme. M茅lange de moteurs et de f茅tiches noirs. Il ne suit pas une mode, il se rencontre avec elle. L'emploi de ce mat茅riel est l茅gitime dans son oeuvre. Il a voyag茅. Il a vu. Il t茅moigne. Il rentre des Am茅riques et de la guerre avec une d茅marche de chercheur d'or et jette ses grosses p茅pites sur notre table. Il plante son couteau pr猫s de lui 禄 (p. 124).

芦 Je ne suis pas de ceux qui adorent les machines. Le mot 鈥渕oderne鈥� me semble toujours na茂f. [鈥�] 脢tre 茅tonn茅, enthousiasm茅 par une machine est d'un lyrisme aussi fade que d'锚tre en proie aux dieux. Gabriele d'Annunzio, regardant une locomotive, pense 脿 la 鈥渧ictoire de Samothrace鈥�. Marinetti regardant la 鈥淰ictoire de Samothrace鈥� pense 脿 une locomotive. 脡tat d'esprit pareil. Mais ne pas comprendre la beaut茅 d'une machine est une faiblesse. La faute consiste 脿 d茅peindre les machines au lieu d'y prendre une le莽on de rythme, de d茅pouillement 禄 (p. 124-125).

芦 Depuis des ann茅es, l'art se d茅veloppait sous le signe f茅minin, anti-grec. La 鈥淧arisienne鈥� des deux expositions (89 et 1900) tenait la France sous ses jupes. L'art subit cette p茅nombre, ces mousselines, ces charmes, ces parfums 茅nervants. De charpent茅s, muscl茅s, nets, les musiques, les po猫mes, les tableaux devinrent onduleux, moelleux, vaporeux. Wagner et Dosto茂evski furent les chefs d'orchestre de cette p茅riode. Un Wagner, un Dosto茂evski, chacun dans son genre, r茅sument les forces confuses de leurs races. Chez nous, rien ne compte sans contour. J'emprunte le terme 脿 Gide qui 茅crivait justement que notre r么le serait听d'apprendre le dessin au monde. Sans contour, il nous reste une gr芒ce f茅minine. Une mauvaise 茅poque n'emp锚che pas les bons artistes. Renoir domine l'impressionnisme. Debussy ne le domine pas mais en d茅veloppe toutes les chances. D'autres bavardent, s'alanguissent, opposent ces rapports de tons, raffinent, brouillent les sonorit茅, clignent des yeux au soleil, cherchent la pire ressemblance. Bouquets de fausses notes savantes, de mots rares, de mille couleurs. Machines, gratte-ciel, paquebots, n猫gres, furent certainement l'origine d'une direction neuve, excellente. Ils march猫rent sur Capoue comme une arm茅e d'茅l茅phants. La courbe, la guirlande, le r茅bus, les dissonances pr茅cieuses, c茅d猫rent la place 脿 un d茅sordre plus brutal. Contacts sauvages. L'art se virilise. Nous e没mes l'茅poque FAUVE, encore si peu faite pour nous. Le jazz-band peut 锚tre consid茅r茅 comme l'芒me de ces forces. Elles y aboutissent, y chantent leur cruaut茅, leur m茅lancolie. [鈥�] Les n猫gres en l'art, dans une sorte de cage, se d茅m猫nent [鈥�], jettent 脿 la foule des morceaux de viande crue 脿 coups de trompette et de cr茅celle. L'air de danse cass茅, box茅, contre-point茅, remonte de temps en temps 脿 la surface. Le hall chaud, plein de filles peintes et de soldats am茅ricains, est un saloon des films du Far-West. Ce bruit nous douche, nous r茅veille POUR QUE NOUS EN FASSIONS UN AUTRE. Il nous d茅signe une trace perdue. Inutile de pasticher mal des fox-trot. [鈥�] Ne faisons jamais ce que les sp茅cialistes peuvent faire mieux. Cherchons notre sp茅cialit茅 禄 (p. 126-127).

芦 Rien ne ressemble plus 脿 une maison en ruine qu'un maison en train de se b芒tir. Surtout pour les gens qui passent vite et observent mal. UNE 脡NORME MAISON EST EN TRAIN DE SE B脗TIR. [鈥�] Deux tendances. Toujours les m锚mes depuis des si猫cles. Elles changent de nom et d'aspect 脿 toutes les 茅poques, mais il est simple de les reconna卯tre. L'une pourrait 锚tre mise sous le signe d'Apollon, l'autre sous le signe de Dionysos. Cubisme et futurisme par exemple. La premi猫re dessine, la seconde bariole. Ces d茅pouillements de p么les et ces flamboiements d'茅quateur sont n茅cessaires pour que l'art gravite. Il m'appara卯t que le signe d'Apollon est plus favorable 脿 la mise en oeuvre des qualit茅s fran莽aises. Mais ce go没t ne m'oblige pas 脿 nier de bonnes productions dionysiennes. Un jugement qui ne porte que sur la 鈥渜ualit茅鈥� intrins猫que est absurde 禄 (p. 130-131).

芦 Le style ne saurait 锚tre un point de d茅part. Il r茅sulte. Qu'est-ce que le style ? Pour bien des gens, une fa莽on compliqu茅e de dire des choses tr猫s simples. D'apr猫s nous : une fa莽on tr猫s simple de dire des choses compliqu茅es. Un Stendhal, un Balzac m锚me [鈥�] essayent avant tout de faire mouche. Ils y arrivent neuf fois sur dix, n'importe comment. C'est ce n'importe comment, vite 脿 eux, qu'ils adoptent selon les r茅sultats obtenus, cette mani猫re d'茅pauler, de viser, de tirer vite et juste, que je nomme le style. Un Flaubert ne pense qu'脿 茅pauler. Peu importe la cible. Il soigne son arme. La dame du tir, qui听tourne le dos aux cartons, le contemple. Quel bel homme ! quel chasseur ! quel style ! Peu lui importe que le tireur fasse mouche, pourvu qu'il 茅paule longuement, gracieusement, et surtout, qu'il n'aille pas vite en besogne. [鈥�] Combien les pr茅tendus tableaux r茅alistes de Flaubert sont loin de la r茅alit茅. Mme Bovary, par exemple, o霉 le souci d'茅pauler s'茅tale 脿 chaque page, fourmille d'irr茅alismes. Une suite de tableaux pour le Salon. [鈥�] La toile 脿 sujet repr茅sente une noce 脿 la campane, une promenade 脿 cheval, une op茅ration de pied-bot au village, le fiacre des adult猫res [鈥�]. On se fatiguerait 脿 citer toutes les balles perdues par souci d'une position 茅l茅gante de l'arme. Le type en serait la sc猫ne creuse chez les Bovary pendant les cris d'Hippolyte, ayant servi de pr茅texte 脿 un atroce tableau de genre, ou Bovary rencontrant sa femme rue Renelle des Maroquiniers. Une seule fois, dans le livre, nous croyons presque voir le carton de nos romanciers favoris. C'est lorsque L茅on se laisse entra卯ner par Homais. Il y a l脿 un moment de veulerie, un听Yes听d'Homais prodigieux 禄. [Note de bas de page : 芦 Ne pas confondre ce tir rapide avec l'abr茅viation, l'oeuvre courte. Marcel Proust fait mouche mille fois, pendant que vous croyez qu'il 茅paule 禄.], (p. 155-156).

芦 Il est difficile de s'entendre sur le sens de la r茅alit茅. Presque toujours ceux qui ne la poss猫dent pas attaquent en son nom ceux qui la poss猫dent. [鈥�] 脡tant donn茅 le soin minutieux de Flaubert, s'il fouille un motif, nous sommes 茅tonn茅s de voir la nonchalance avec laquelle il d茅roule son histoire, saute les 茅poques, et voltige lourdement de d茅tail en d茅tail. Les tireurs 脿 but n'encouragent pas le m锚me reproche. Ne fignolant pas, ils peuvent voltiger. Tout 脿 coup, ils s'abattent sur les fleurs, et ils en sortent le miel d'un coup de trompe. Le听style point de d茅part听est une grande faiblesse. Cette faiblesse caract茅rise les 茅poques o霉 il est inutile de se jeter 脿 l'eau avec l'instinct de conservation comme ma卯tre nageur. Apr猫s la temp锚te, apr猫s une n茅cessite de retour au calme, 脿 la tenue, il arrive ce ph茅nom猫ne que l'art fourmille d'茅pauleurs excentriques. Ils offrent aux yeux la pire apparence du d茅sordre. Il leur arrive de tirer juste, mais avant tout, ils 茅paulent. C'est alors [鈥�] une sorte de romantisme classique. Fausse concision, fausse vitesse, fausse h芒te d'atteindre le but. Ainsi, pour 茅puiser notre m茅taphore, ressemblent-ils 脿 ces tireurs qui visent dans une glace, ou entre les jambes, t锚te en bas 禄 (p. 157-158).

芦 Un tic ne saurait 锚tre style, m锚me un tic noble. Soigner la pens茅e, la manier, la mettre en relief, c'est soigner son style. Autrement envisag茅, le style ne peut qu'obscurcir ou alourdir. Le vrai 茅crivain est celui qui 茅crit mince, muscl茅. Le reste est graisse ou maigreur. Il y a dans le tireur excentrique, toujours si 脿 la mode, un terrible m茅lange de graisse et de maigreur 禄 (p. 158).

芦 On a invent茅 le听genre moderne, le po猫te moderne, l'esprit moderne. Dire 鈥渏e suis moderne鈥� n'a pas plus de sens que la fameuse farce 鈥渘ous autres, chevaliers du moyen 芒ge鈥�. [鈥�] La confusion vient de ce que l'homme [鈥�] est 茅bloui par le progr猫s : t茅l茅phone, cin茅matographe, a茅roplane. Il n'en revient pas [鈥�]. C'est ce que le na茂f appelle po茅sie moderne, confondant les mots et l'esprit. Il donne la premi猫re place au d茅cor. Ce qui entre chaque jour dans notre d茅cor, ne doit 锚tre repouss茅, ni port茅 au premier plan. Le po猫te doit s'en servir au m锚me titre que du reste. Celui qui veut 脿 tout prix le modernisme, qui 茅tonne le public par une d茅bauche de couleurs et de surprises sur la vieille 茅toffe, au lieu de tisser une trame nouvelle, le progr猫s lui fera perdre sa place 禄 (p. 161).

芦 Le go没t du tic est tellement d茅velopp茅, pris pour le style, pour l'expression, dans les milieux litt茅raires, qu'on n'y estime que l'茅crivain qui accuse ses tics jusqu'脿 la grimace. Une longue grimace donne vite des rides. Or la seule mani猫re d'茅viter le tic, si dangereux, et la seule fa莽on de d茅plaire qui conserve jeune sera d'ob茅ir sans n茅gligence aux contradictions de notre individu 禄 (p. 165).

芦 Tant pis pour ceux qui ne reconnaissent un po猫te qu'脿 des signes ext茅rieurs. La forme de la pens茅e, un nombre limit茅 de probl猫mes, un petit vocabulaire simple, l'angle de vision (v茅ritable style) sont ce par quoi il se distingue des autres. Ainsi annonce-t-il : c'est moi. Le reste, ce qui se nomme commun茅ment le style, doit 茅pouser modestement ce relief. [鈥�] Le bon 茅crivain frappe toujours 脿 la m锚me place, avec des marteaux de mati猫re, de tailles diff茅rentes. Le son change. Il m茅nage le clou. Le m锚me marteau finira par 茅craser la t锚te du clou, par n plus enfoncer rien, par faire un bruit de bois sec. C'est le bruit de nos grands hommes. Mais prenez garde ! Qui d茅route, offense. Le public ne s'attendait pas 脿 ce que lui donne le vrai po猫te. Il est d茅莽u 禄 (p. 166).

芦 Apprenez qu'un bon livre ne donne jamais e qu'on en peut attendre. Il ne saurait 锚tre une r茅ponse 脿 votre attente. Il doit vous h茅risser de point d'interrogation 禄 (p. 166).

芦 Notre si猫cle est pourri de litt茅rature. Encore plus, lorsque de r茅cents hoquets lui en vinrent et qu'脿 fl茅trir la litt茅rature, la litt茅rature antilitt茅raire [Dada] naquit de ce d茅go没t romantique. L'esprit de destruction est romantique. J'y d茅nonce le go没t des ruines, le pessimisme 禄 (p. 167).

芦 鈥� Qu'entendez-vous par litt茅rature ? me demande un grincheux. 鈥� Du tic, du style-point de d茅part, du genre. 鈥� Alors, vous 锚tes pour la po茅sie 脿 id茅es ? 鈥� Pas le moins du monde. [鈥�] J'ai dit ailleurs du musicien que, pour me toucher, il fallait qu'il se pr茅occup芒t de la ressemblance, que son oeuvre ressembl芒t aux mouvements qui le poussent 脿 en d茅velopper le th猫me [鈥�]. Il en va de m锚me pour le peintre. Lorsque Picasso ach猫ve une toile, elle est belle par sa force de ressemblance, m锚me lorsque notre oeil ne d茅nombre pas les objets qui la motivent. [鈥�] Lorsqu'il regarde un groupe d'objets, les dig猫re et les transporte peu 脿 peu dans le monde qui lui est propre [鈥�], jamais il ne brode. Jamais il ne perdra de vue leur force objective. Ainsi, supprime-t-il l'identification et conserve-t-il 脿 ces objets leur ressemblance, distribu茅e selon d'autres chiffres, mais formant le m锚me total. Il substitue le trompe-l'esprit au trompe-l'oeil. Son tableau est un tableau. Il vit seul. Il ne renseigne sur rien d'autre. Tel doit 锚tre le po猫me. C'est ce souci de dire vrai [鈥�], cette obsession de r茅alit茅 irr茅elle, qu'茅pousera la forme 禄 (p. 168-169).

芦 Je suis donc oblig茅, puisque chacun travaille pour soi et se forme une r猫gle qui lui est propre, de ne pas croire 脿 l'av猫nement d'une r猫gle nouvelle mais de voir dans ce d茅sordre g茅n茅ral, form茅 d'ordres individuels, une secousse, une mue de l'esprit. Apr猫s l'impressionnisme, le vers libre : cette Capoue, l'esprit ne peut rompre net avec un apport aussi consid茅rable. Donc, chacun le soumet 脿 des coupes, 脿 des tailles, 脿 des disciplines. C'est ainsi que notre 茅poque, en apparence anarchiste, se d茅livre de l'anarchie et retourne aux lois avec un esprit nouveau 禄 (p. 183).

芦 Selon nous, le po猫te ne fera pas d'art d'apr猫s l'art. Il usera du v茅ritable r茅alisme, c'est-脿-dire qu'il accumulera en lui des visions, des sentiments (je compte le bagage pr茅natal) et au lieu de s'en servir 脿 la h芒te, au risque d'茅mouvoir par un chantage comme un brillant journaliste, les laissera tranquilles. Ainsi se formera, peu 脿 peu, un amalgame, un magasin de rapports inattendus. Depuis trop longtemps, l'image pour l'image ab卯me la po茅sie. [鈥�] Or un po猫te qui ne proc猫de que par images peut nous distraire comme un commis voyageur amuse la table d'h么te en confectionnant un lapin avec une amande et des allumettes, il ne nous touchera jamais. Il s'occupe de po茅sie. Il parfume ses roses. Si les roses sont fausses, il trompe les na茂fs. S'il poss猫de r茅ellement des roses, il les g芒te. On pourrait dire de presque tous nos grands po猫tes officiels qu'ils g芒tent leurs roses 禄 (p. 183-184).

芦 Un po猫te doit perdre une 脿 une toutes les cordes qui le retiennent 脿 ce qui le motive. Chaque fois que le po猫te en coupe une, son coeur bat. Lorsqu'il coupe la derni猫re, le po猫me se d茅tache, monte comme un ballon, beau en soi et sans autre attache avec la terre. Vous apprendrai-je que les mots bizarres, les 茅pith猫tes, l'emphase, le pittoresque l'emp锚chent de s'茅lever ? 禄 (p. 184-185).

芦 Voici en quelques lignes notre 茅tat d'esprit po茅tique actuel. C'est-脿-dire ce qu'il sera dans vingt ans. Renon莽ant 脿 la rime et nous refusant aux agr茅ables d茅sordres du vers libre, il fallut bien les remplacer par quelques chose. Ce quelque chose ressemblait pas mal aux tics c茅r茅braux dont l'enfance est presque toujours victime. Il s'agit de sauvegarder un 茅quilibre myst茅rieux, d'encombrer sa vie de rites sans 锚tre vu [鈥�]. Mille de ces grimaces profondes qui r茅apparaissent d猫s que nous perdons notre contr么le nerveux et qui, pour peu qu'une d'elles se d茅veloppe d茅mesur茅ment, deviennent la folie. La mise en place du verbe, les terminaisons masculines ou f茅minines, la pulsation du rythme, l'incroyable s茅v茅rit茅 qui nous emp锚che, l脿 o霉 le lecteur ne saurait voir que paresse, se forment, peu 脿 peu, nerveusement, jusqu'au supplice. Il faut tout 脿 prix que la pens茅e batte comme bat le coeur avec sa systole, sa diastole, ses syncopes qui le distinguent d'une machine. Pendant que le po猫te cr茅e, son po猫me est maintes fois en danger de mort. Un baigneur qui ne sait pas nager et qui se noie, invente la natation. Avec quels vieux mouvements, sans cesse invent茅s, le po猫te sauve son po猫me ! De tous ces mouvements il se rappelle le m茅canisme. Il les recommence. Il est habit茅 par mille diables auxquels il doit ob茅ir. Ces r猫gles myst茅rieuses sont aux vieilles r猫gles de la versification ce que dix parties d'茅checs men茅es ensemble sont 脿 une partie de dominos 禄 (p. 185-186).

芦 On a coutume de repr茅senter la po茅sie comme une dame voil茅e, langoureuse, 茅tendue sur un nuage, Cette dame a une voix musicale et ne dit que des mensonges. Maintenant, connaissez-vous la surprise qui consiste 脿 se trouver soudain en face de son propre nom comme s'il appartenait 脿 un autre, 脿 voir, pour ainsi dire, sa forme et 脿 entendre le bruit de ses syllabes sans l'habitude aveugle et sourde que donne une longue intimit茅. [鈥�] Un coup de baguette fait revivre le lieu commun. Il arrive que le m锚me ph茅nom猫ne se produise pour un objet, un animal. L'espace d'un 茅clair, nous听voyons听un chien, un fiacre, une maison听pour la premi猫re fois. Tout ce qu'ils pr茅sentent de sp茅cial, de fou, de ridicule, de beau nous accable. Imm茅diatement apr猫s, l'habitude frotte cette image puissante avec sa gomme. [鈥�] Voil脿 le r么le de la po茅sie. Elle d茅voile, dans toute la force du terme. Elle montre nues, sous une lumi猫re qui secoue la torpeur, les choses surprenantes qui nous environnent et que nos sens enregistrent machinalement. Inutile de chercher au loin des objets et des sentiments bizarres pour surprendre le dormeur 茅veill茅. C'est l脿 le syst猫me du mauvais po猫te et ce qui nous l'exotisme. [鈥�] S'il est vrai que la multitude des regards patine les statues, les lieux-communs, chefs-d'oeuvre 茅ternels, sont recouverts d'une 茅paisse patine qui les rend invisibles et cache leur beaut茅. Mettez un lieu commun en place, nettoyez-le [鈥�] de telle sorte qu'il frappe avec sa jeunesse et avec la m锚me fra卯cheur, le m锚me jet qu'il avait a sa source, vous ferez oeuvre de po猫te. Tout le reste est litt茅rature 禄 (p. 187-188).

芦 Il nous reste 脿 茅tudier, autant qu'il est possible de saisir l'insaisissable, ce fluide fabuleux o霉 baigne le po猫te, fluide qui pr茅existe en lui et autour de lui comme une 茅lectricit茅, v茅ritable 茅l茅ment dormant dont l'histoire de l'humanit茅 prouve la force lorsqu'un artiste le concentre et lui fabrique un v茅hicule. Au contact de quelques-uns de ces v茅hicules les mieux faits : tableau, sculpture, musique, po猫me, ne ressentons-nous pas une secousse de po茅sie, comme ne tenant les poign茅es d'un appareil 茅lectrique. Nos recettes ne parlent que de la fabrication d'un v茅hicule plus perfectionn茅, plus en rapport avec le si猫cle, o霉 cent chevaux sont remplac茅s par une petite voiture trapue. Car si la po茅sie en soi ne progresse pas plus que l'茅lectricit茅 qui se trouvait autant 脿 la port茅e des Grecs qu'脿 la n么tre, les moyens de la transmettre suivent la marche du progr猫s 禄 (p. 189).

芦 Ni le paratonnerre, ni l'ampoule 茅lectrique ne nous renseignent sur l'芒me de l'茅lectricit茅. Surtout qu'il ne s'agit plus d'inspiration. L'inspiration sera le plus ou moins de d茅bit du courant 茅lectrique, la plus ou moins grosse d茅charge. Nous ne pr茅tendons pas analyser une puissance occulte qui impr猫gne l'univers et ne se manifeste pas seulement par l'entremise des artistes. Cette puissance peut nous toucher aux larmes dans des ph茅nom猫nes o霉 l'art n'entre pas en ligne de compte. Par exemple, un certain feu d'artifice quelques jours avant la guerre, un go茅land bless茅 qui tombe du ciel, la premi猫re fois que j'ai regard茅 la lune avec un t茅lescope, le sinistre du听Titanic听lu dans un journal [鈥�]. Je cite l脿, au hasard du souvenir, quelques circonstances o霉 le fluide po茅tique s'accumulait comme un orage et me remplissait de malaise, de pressentiment, de po茅sie. Nommons donc, pour simplifier les choses ce fluide : po茅sie, et : art, l'exercice plus ou moins heureux par quoi on le domestique. Voil脿 le r么le de notre artiste 禄 (p. 190).

芦 La po茅sie dans son 茅tat brut fait vivre celui qui la ressent avec une naus茅e. Cette naus茅e morale vient de la mort. La mort est l'envers de la vie. Cela est cause que nous ne pouvons l'envisager, mais le sentiment qu'elle forme la trame de notre tissu nous obs猫de toujours. [鈥�] Imaginez un texte dont nous ne pourrions conna卯tre la suite, parce qu'il est imprim茅 脿 l'envers d'une page que nous ne pouvons lire qu'脿 l'endroit. Or l'envers et l'endroit, utiles pour s'exprimer 脿 la mode humain, n'ayant sans doute aucun sens dans le surhumain, ce verso vague, creuse autour de nos actes, de nos paroles, de nos moindres gestes un vide qui tourne l'芒me comme certains parapets tournent le coeur. La po茅sie active ce malaise, le m茅lange aux paysages, 脿 l'amour, au sommeil, 脿 nos plaisirs. Le po猫te de r锚ve pas : il compte. Mais il marche sur des sables mouvants et quelquefois sa jambe enfonce dans la mort. [鈥�] La po茅sie pr茅dispose donc au surnaturel. L'atmosph猫re hypersensible dont elle nous enveloppe aiguise nos sens secrets et nos antennes plongent dans des profondeurs que nos sens officiels ignorent. Ces odeurs qui arrivent des zones interdites rendent ces sens officiels jaloux. Ils se r茅voltent. Ils s'茅puisent. Ils cherchent 脿 fournir un travail au-dessus de leurs forces. Un merveilleux d茅sordre s'empare de l'individu. Attention ! 脌 qui se trouve dans cet 茅tat, tout peut devenir听 听miracle 禄 (p. 190-191).

芦 L'inconnu est une mer 鈥渋nterdite 脿 nos sondes鈥�. La science, la philosophie, l'occultisme s'y baignent, pataugent au bord. Les artistes construisent un navire, une ville 禄 (p. 196).

芦 S'il est n茅faste que l'art s'imagine trouver des ressources dans la science, rien n'emp锚che l'artiste d'ouvrir la cage aux chiffres. L'art, c'est la science faite chair 禄 (p. 198).

芦 S'il faut absolument me r茅sumer, jeter un coup d'oeil d'ensemble sur mon parcours, je constate : Que la forme doit 锚tre la forme de l'esprit. Non pas la mani猫re de dire les choses, mais de les penser 禄 (p. 201).

芦 Que les infid茅lit茅s 脿 la rime, aux r猫gles fixes pour d'autres r猫gles intuitives nous ram猫nent 脿 la r猫gle fixe et 脿 la rime avec un scrupule nouveau 禄 (p. 204).

芦 Il se forme un 茅tat d'芒me absolument nouveau. Hier, ce matin encore, l'茅motion ne se portait pas. Chaque fois que l'art est en route vers cette profonde 茅l茅gance qu'on nomme classicisme, l'茅motion dispara卯t. C'est l'茅tape ingrate. Le serpent glacial abandonne une peau bariol茅e. Mais apr猫s bien des malaises et bien des solitudes, l'art tout nu s'茅quilibre et oppose aux richesses du costume les richesses du coeur. C'est une grande minute. La le莽on d'茅conomie profite. Le coeur ne d茅borde pas et ne remplace pas l'exc猫s de couleurs par une d茅b芒cle de clair de lune. Il s'exprime avec r茅serve et ajoute au sens des proportions cette l茅g猫re d茅rive sans quoi l'architecture semble morte 禄 (p. 205).

芦 Nous contenons tous un ressort. Il ne faut pas le casser. Il faut pourtant le remonter 脿 fond. Ensuite, nous vivrons du m茅canisme anim茅 par ce ressort qui se d茅roule. Le dernier tour de clef est d茅cisif. Il est indispensable d'en avoir l'instinct. Comprenez-moi. Je parle d'un syst猫me d'id茅es qui nous dirige et relie entre eux nos actes les plus incoh茅rents. Remonter le ressort 脿 fond, c'est rab芒cher. Il est indispensable de rab芒cher. Tourner un peu trop loin, c'est radoter. Un peu plus loin, on casse tout 禄 (p. 206).

芦 La 蝉颈尘辫濒颈肠颈迟茅 d'aujourd'hui n'est plus celle d'hier; et de nos jours ce n'est plus en chantant 鈥淛'aime mieux ma mie鈥�, mais en r茅citant le sonnet d'Oronte, qu'Alceste se montrerait conservateur. Relisez听Les Pr茅cieuses. Il n'existe pas d'exercice plus 茅trange. C'est le langage ridicule des femmes et de Mascarille qui f茅condera les lettres. [鈥�] On devine que le langage dont Moli猫re se moque 茅tait sans doute l'a茂eul du style d'un Mallarm茅, d'un Marcel Proust, d'un Andr茅 Gide, d'un Giraudoux, d'un Jacques Rivi猫re. Il se moquait du neuf comme nos revuistes de fin d'ann茅e. J'en conclus que Moli猫re devait 锚tre le type de cet esprit fran莽ais qui d茅concerte 脿 force de transparence et d'茅paisseur. Donc, notre 蝉颈尘辫濒颈肠颈迟茅 stup茅fiera l'ombre de Moli猫re par sa complication et d茅concertera les avant-gardes par son enfantillage. Vous devinez la posture. L'ombre de Moli猫re, c'est le public. [鈥�] Vous marchez seul sur une corde raide et chacun souhaite que vous vous rompiez le cou 禄 (p. 207-208).

芦 Retournons 脿 cette mauvaise image de la corde raide. Vous me direz : 鈥淯ne solitude n'est jamais longue. Vous aurez vite l'茅cole de la solitude ou l'茅cole de la corde raide.鈥� C'est possible. Mais comme elle est dangereuse, elle attire peu de monde. Au reste, un des secrets du tour de force consiste 脿 d茅cevoir les disciples, s'il s'en pr茅sente. D茅cevoir, comment ? [鈥�] En somme, voil脿 : je propose l'absence d'un style. Avoir du style au lieu d'avoir un style. C'est ce qui permet de tourner le dos 脿 l'oeuvre pr茅c茅dente, et de courir 脿 chaque nouvelle oeuvre les chances d'un d茅but. Ma m茅thode n'est pas bonne pour la gloire [鈥�]. Mais si l'artiste qui s'y conforme pr茅sente 脿 l'endroit une image douteuse, il b芒tit 脿 l'envers une charpente qui l'emportera toujours sur une ornementation 禄 (p. 208-209).

芦 Je cite mes ma卯tres : Erik Satie et Picasso. Je leur dois plus qu'脿 n'importe quel 茅crivain. L'influence d'un 茅crivain risque de nous donner des tics, mais l'茅tonnante discipline de libert茅 de ce musicien et de ce peintre emp锚che de faiblir. Or, justement ici, faiblir, c'est ne pas savoir prendre fuite 禄 (p. 209).

芦 Si je vous parle beaucoup de Radiguet et de son livre, c'est qu'il me semble un des meilleurs exemples de cet 茅tat d'esprit autour duquel j'aime mieux vous promener que de l'茅teindre en le d茅finissant. [鈥�] Ce qui frappe dans le livre, c'est sa spontan茅it茅, comparable 脿 elle d'un Auric, d'un Poulenc. Imaginez combien seraient fastidieuses des oeuvres expr猫s directes, expr猫s compr茅hensibles, expr猫s blanches, expr猫s sobres, expr猫s 鈥渃omme tout le monde鈥�. Mais l'茅tat d'esprit dont je vous parle n'a 茅t茅 d茅cid茅 ni par moi ni par personne. Disons qu'il a pousse 脿 se r茅unir un certain nombre de musiciens, de peintres, d'茅crivains, 脿 former le contraire d'une doctrine : un groupe amical 禄 (p. 215).

芦 Son livre [de Radiguet] m'est utile pour 茅clairer une victoire. Quel effet de th茅芒tre, ce roman silencieux qui entre en sc猫ne apr猫s un formidable tam-tam ! Tout est neuf et tout m'amuse dans son aventure 禄 (p. 219).

芦 Le poncif du scandale [鈥�] emp锚che encore d'admettre qu'脿 notre 茅poque l'anarchie se pr茅sente sous forme d'une colombe 禄 (p. 220).

芦 La po茅sie, telle que je l'entends, et ici je crois pouvoir dire telle que nous l'entendons, n'est pas ce qu'imaginent les n茅o-classiques. Elle m'autorise, contre toute attente, 脿 louer ensemble la comtesse de Noailles et Tristan Tzara. La po茅sie est une 茅lectricit茅. Ils me la transmettent tous deux. La forme des lampes et des abat-jour est une autre affaire 禄 (p. 220-221).

芦 Ne croyez pas que je n茅glige la lampe ni l'abat-jour. Le moment arrive de m'en pr茅occuper. [鈥�] Si le vers 鈥溍� id茅e鈥� me d茅pla卯t [鈥�], rien n'a plus mauvais genre que le vers m茅lodieux. Le public aime les vers m茅lodieux, la prose m茅lodieuse. [鈥�] La belle langue fran莽aise ne se d茅roule pas, ne coule pas comme l'italienne. Elle s'embo卯te. Qu'elle soit de Benjamin Constant, de Stendhal, de madame de Lafayette, de Montaigne, de Pascal, de Montesquieu, de Rimbaud, de Mallarm茅, elle se pr茅sente l茅g猫re, compacte, 茅toil茅e, amass茅e comme une boule de neige. L'id茅e toute faite sur la po茅sie, sa musique et ses images est grotesque. La po茅sie est un tour de cartes ex茅cut茅 par l'芒me. Elle habite les ruptures d'茅quilibre et de divins calembours 禄 (p. 221-222).

芦 Tout notre syst猫me du plaisir s'茅taye sur la comparaison. Si notre travail nous satisfait, il y a des chances pour qu'il ressemble 脿 des oeuvres qui nous pr茅occupent. Mais notre propre nouveaut茅 ne s'appuyant sur aucun souvenir pr茅cis, nous laisse une jambe en l'air, seul au monde. Elle nous d茅concerte et nous d茅莽oit autant qu'elle d茅concertera et d茅cevra le lecteur 禄 (p. 222).

芦 Un chef-d'oeuvre ne peut pas avoir l'air d'un chef-d'oeuvre. Il est n茅cessairement bancal, manqu茅, plein de fautes, puisque c'est le triomphe de son erreur et le sacre de ses fautes qui en feront un chef-d'oeuvre. Ce n'est pas 脿 cause de son air d'锚tre de la famille d'Adolphe, que j'aime听Le Diable au corps, mais pour ce que les critiques lui reprochent 禄 (p. 223).

芦 Mes censeurs me reprochent du brio [鈥�] Quel est ce brio ? Il y a un monde entre imager ou se servir d'une image pour p茅trifier de l'abstrait, le faire passer 脿 l'茅tat concret, le rendre pratique. L'image pour l'image, voil脿 le brio. J'ai trois ou quatre images sur la conscience dans听Le听Grand 脡cart.听Le reste est l'茅toffe m锚me et non des couleurs ajout茅es dessus. Dans听Thomas听ce qui pourrait se prendre pour un morceau de bravoure : Les dunes, souligne un caract猫re 禄 (p. 228).

芦听Thomas l'imposteur听est une histoire, comme听Le听Grand 脡cart听est un roman. Le titre renseigne sur les genres, non le m茅trage.听La Chartreuse de Parme, deux gros tomes, est une nouvelle 禄 (p. 228).

芦 Le cin茅matographe devrait d茅rouler une psychologie sans texte. J'essaye, avec听Thomas, de d茅rouler un texte sans psychologie, ou si rudimentaire qu'elle corresponde aux quelques lignes explicative d'un film mod猫le. Analyses du faux roman nu et paysages du faux roman descriptif se valent 禄 (p. 229).

芦 Les personnages de听Thomas听ne pouvaient se r茅unir, faire leur pr茅cipit茅, que dans le vide du d茅but de la guerre. Ce sont les mouches iris茅es du charnier. Ils entrent et sortent comme M茅lisande. La guerre, vue des coulisses, se trouve d茅crite en raison d'eux. Elle s'arr锚te avec la mort de Guillaume qui est l'apoth茅ose d'une f茅erie : le moment o霉 la biche se change en princesse. Guillaume tu茅 net, c'est l'enfant qui joue au cheval, devenu cheval 禄 (p. 230).

芦 Que听Thomas听ne soit pas construit sur le mod猫le du听Grand 脡cart, ne marque aucun progr猫s. C'est un autre syst猫me.听Le Grand 脡cart听pr茅sent aux sp茅cialistes une carcasse de montagnes russes. Le lecteur part de haut, tombe assez bas dans une intrigue m茅diocre, remonte vite de sa propre impulsion et parcourt (茅pilogue) quelque distance en terrain plat. Le choc des tampons l'arr锚te au bout. Mon prochain livre se d茅place en acc茅l茅rant sa vitesse. On dirait, au ralenti, le trajet entre une fen锚tre du cinqui猫me 茅tage et le trottoir. La victime de cette chute n'en tire pas grand b茅n茅fice 禄 (p. 230-231).

芦 Pour听Le Grand 脡cart, on parle d'autobiographie, parce qu'il affecte le genre autobiographique. Il serait aussi faux de dire que听Thomas听est 茅crit au courant de la plume, parce que, dans ce livre, o霉 je m'茅carte expr猫s du genre autobiographique, j'imite le style cursif. Moi, c'est la mani猫re dont j'envisage, dont j'utilise les faits. Un roman, une nouvelle, un conte, une histoire ne peuvent 锚tre que de la critique directe. Or, dans la critique, ce qui m'importe n'est pas l'oeuvre critiqu茅e (je la juge bien tout seul), mais le critique par rapport 脿 ce dont il parle. Si son pr茅texte me touche, l'茅clairage sur lui se renforce. Dans听Le Grand 脡cart听il n'y a pas plus autobiographie que dans听Thomas l'imposteur听禄 (p. 231).

芦 Enfin la question d'obscurit茅 se pose. Il n'existe aucun ouvrage lumineux qui n'en tire ses plus belles ombres. Aussi bien听Adolphe,听La Princesse de Cl猫ves听que听L'Idiot. Mais on a coutume de confondre l'obscurit茅 de surface et celle de profondeur, surtout, depuis la grande crise fran莽aise du r茅bus (1873-1920). 脡pluchons Mallarm茅. Sept voiles pr茅cieux recouvrent un objet d'art modern-style sur sa table de travail. Cette obscurit茅 de surface intrigue ; on la moque. Elle inspire vite une sorte de respect. Le lecteur de 1923 tremble d'avoir l'air na茂f. Rimbaud, lui, son miracle consiste 脿 mettre les deux formes d'obscurit茅 en oeuvre. Un ouvrage clair 脿 l'endroit, obscur 脿 l'envers de toute la nuit individuelle, sera maintenant maudit. Les d茅chiffreurs de r茅bus croiront en avoir fait le tour d'un coup d'oeil. Donc, nos ma卯tres cach猫rent l'objet sous la po茅sie. Nous avons prolong茅, compliqu茅 m锚me, ensuite simplifi茅 cet effort. Notre r么le sera dor茅navant de cacher la po茅sie sous l'objet. Voil脿 pourquoi je propose des pi猫ges, et point des pi猫ges inattendus. Qui se douterait en face de cette petite chose que l'amour, la mort et la po茅sie l'habitent ? 禄 (p. 232).

芦 J'aimerais qu'on go没t芒t dans Thomas une vivacit茅 blanche toute diff茅rente des 茅pices. 脢tre assez aigu, assez rapide, pour traverser d'un seul coup le dr么le et le douloureux, c'est 脿 quoi je m'exerce. Je sais que cela me vaut d'锚tre pris pour un acrobate, pour un clown. Peu importe, puiss茅-je avoir l'芒me aussi bien faite que ces saltimbanques ont le corps 禄 (p. 232).

芦 Ce n'est pas en pensant 脿 la vie de l'ensemble vers quoi s'organisent les lignes que le dessinateur fera oeuvre vivante, mais en sentant sa ligne en danger de mort d'un bout 脿 l'autre du parcours. Un danger d'acrobate. A ce seul prix l'ensemble vivra d'une vie propre et constituera un organisme au lieu d'锚tre la repr茅sentation morte d'une forme vivante. De toute autre ma卯trise ne r茅sultera qu'une singerie. La vie d'un tableau est ind茅pendante de celle qu'il imite. [鈥�] Nous pouvons d猫s lors admettre un arrangement de lignes vivantes et ce qui motive ces lignes cessant de jouer le premier r么le pour ne devenir que leur pr茅texte. De ce stade 脿 concevoir la disparition du pr茅texte, il ne reste qu'un pas 脿 franchir. La fin devenue moyen, voil脿 le coup d'audace, le plus vif de l'histoire de la peinture, auquel nous assist芒mes en 1912. Enlever l'茅chafaudage autour d'une bouteille ou d'une dame peintes 茅tait la haute pudeur d'un artiste. Picasso pousse la pudeur jusqu'脿 consid茅rer dame ou bouteille comme l'茅chafaudage qui lui permit sa construction. Il les fait dispara卯tre 脿 leur tour. Que reste-t-il ? Un tableau. Ce tableau n'est plus rien d'autre qu'un tableau. Et ce qui fera la diff茅rence entre ce tableau et l'arrangement d茅coratif qu'il menace d'锚tre et que la mauvaise gr芒ce y trouve, c'est justement cette vie propre des formes qui le composent 禄 (p. 236).

芦 La clairvoyance domine son oeuvre. Elle dess茅cherait une petite source. Ici, elle 茅conomise les forces et dirige le jet. L'abondance n'entra卯ne aucun romantisme. L'inspiration ne d茅borde pas. [鈥�] Chaque ouvrage puise dans la trag茅die intime dont il r茅sulte une intensit茅 de calme. En effet, la trag茅die ne consiste plus 脿 peindre un tigre qui mange un cheval, mais 脿 茅tablir entre un verre et une moulure de fauteuil des rapports plastiques capables de m'茅mouvoir sans l'intervention d'aucune anecdote 禄 (p. 240-241).

芦 Quelles 茅coles ? Il n'y a que des hommes forts. Ces hommes n'ouvrent jamais rien pour d'autres. Ce qu'ils ouvrent, ils le ferment. Ils apportent leur point final. Mais aussit么t l'茅cole s'organise. Elle compromet d'une part, 茅taye de l'autre. Sans doute une chimie sup茅rieure exige cette frange qui se nourrit du noyau et le consolide autour 禄 (p. 241).

芦 La po茅sie c'est l'exactitude, le chiffre. Or les gens trouvent l'inexactitude po茅tique, romanesque. La foule adore l'inexactitude avec l'air vrai 禄 (p. 152).

芦 Tout le monde s'est cru sup茅rieur de 1920 脿 1927 parce que l'art obscur entrait dans sa p茅riode rococo 禄 (p. 153).

芦 J'estime que l'art refl猫te la morale et qu'on ne peut se renouveler sans mener une vie dangereuse et donnant prise 脿 la m茅disance. Voil脿 le seul mur entre Maritain et moi. Au fond il pense que l'art est un jeu dangereux, une caricature de la cr茅ation, un casse-cou, et que la morale est stable, 茅tablie une fois pour toutes. C'est exact s'il regarde en arri猫re ce long r猫gne d'esth茅tisme et de cruaut茅 o霉 le coeur semblait ridicule et donc la glace commence 脿 fondre. Mais tout change. Au code plastique succ猫de une plastique morale qui ne se juge pas avec l'intelligence. La critique nouvelle exigera l'emploi du coeur, c'est dire qu'elle deviendra d'un commerce moins facile et finira par dispara卯tre 禄 (p. 154).

芦 Le r茅alisme consiste 脿 copier avec exactitude les objets d'un monde propre 脿 l'artiste et sans le moindre rapport avec ce qu'on a coutume de prendre pour la r茅alit茅 禄 (p. 159).

芦 Notre 茅poque s'appellera un jour l'茅poque du myst猫re. On peint le myst猫re comme on peignait le cirque. Chirico est un peintre du myst猫re. Picasso est un peintre myst茅rieux. Son myst猫re vient de ce qu'il est un grand peintre et que toute grandeur est myst茅rieuse. Myst猫re de l'茅l茅gance :听Adolphe, La Princesse de Cl猫ves, Les Fables de la Fontaine, Le Bal du Comte d'Orgel, aussi myst茅rieux que听L'Idiot, Une Saison en Enfer, Maldoror. L'茅l茅gance plus que l'obscurit茅 rend une oeuvre invisible. Picasso est l'茅l茅gance m锚me. Cela lui assure l'invisibilit茅. Pour la premi猫re fois l'artiste posait l'esprit devant l'objet, au lieu de poser un miroir, m锚me un miroir d茅formant. L'oeuvre de Picasso est d茅guis茅e, masqu茅e, donc myst茅rieuse. Il intrigue 禄 (p. 159-160).

芦 Le vrai r茅alisme consiste 脿 montrer les choses surprenantes que l'habitude cache sous une housse et nous emp锚che de voir. Notre nom n'a plus forme humaine. Aucun de nous ne l'entend. Il arrive qu'un facteur qui nous r茅veille en le criant dans un couloir d'h么tel, une caissi猫re qui nous le demande, des 茅l猫ves qui s'en moquent en classe, arrachent la house et d茅couvrent brusquement ce nom, d茅tach茅 de nous, solitaire et singulier comme un objet inconnu 禄 (p. 160).

芦 Les d茅fauts d'un po猫te lui permettent de prendre racine dans l'attention, d'attendre que le respect impose le reste, 脿 la longue. Un po猫te n'est vu que par ses d茅fauts. On peut 脿 peine imaginer une oeuvre presque compl猫tement pure, donc, presque compl猫tement invisible, comme听Les 罢谤补驳茅诲颈别苍蝉听de Desbordes. La m茅prise qui fait croire au lecteur qu'il voit les Enfants terribles cesse lorsque l'oeuvre d茅colle vers les derni猫res pages, et devient toute pure. Il dit alors que je le l芒che. Baudelaire : ses dons de peintre servent de d茅fauts 脿 sa litt茅rature, et le rendent visible. Chirico : ses dons de litt茅rateur servent de d茅fauts 脿 sa peinture, et le rendent visible 禄 (p. 177-178).

芦听Deux mani猫res d'锚tre invisible听: le style de Radiguet c'est la mise de Brummel [Dandy anglais dont la devise aurait 茅t茅 鈥減our 锚tre bien mis, il ne faut pas 锚tre remarqu茅鈥漖; aucun tic, aucune patine, mais cette chance : communiquer au neuf un air de d茅j脿 vu. Il ombre la ligne. Desbordes laisse la ligne 脿 vif. Radiguet reste invisible parce qu'on croit voir autre chose; Desbordes parce qu'on ne le voit pas 禄 (p. 178).

芦 鈥溍塩rire comme on parle鈥� est encore un lieu commun devant lequel je m'incline. 脌 condition d'admettre que le style n'茅tant pas la parole, il ne s'agit pas d'茅crire expr猫s comme on parle. Mais un grand 茅crivain se trouve machin茅 de telle sorte qu'il poss猫de un rythme auquel il n'茅chappe sous aucune des formes de son individu. La courbe 茅crite 脿 l'encre par le barom猫tre ne ressemble pas 脿 l'orage, mais elle en est le signe. Bien des courbes de style nous 茅meuvent, sans que nous le sachions, parce qu'elles sont le signe d'une voix. La voix de Marcel Proust est inoubliable. Il m'est difficile de lire son oeuvre au lieu de l'entendre. Presque toujours sa voix s'impose, et c'est 脿 travers elle que je regarde les mots. La prose est une mani猫re d'exprimer co没te que co没te la pens茅e. Le reste est style d茅coratif. Admirer la pens茅e de Proust, et bl芒mer son style, serait absurde. Personne au monde ne fait mieux ob茅ir l'茅criture. Personne au monde ne faisait mieux ob茅ir la voix. L'une et l'autre 茅pousaient juste son esprit 禄 (p. 242).

芦 Voyez son go没t, son ordre. Voyez son tact 脿 n'employer jamais un mot rare. Les mots cocktails et shakers deviennent dans un de ses chapitres : m茅langes et gobelets. [鈥�] Pour la premi猫re fois un enfant dou茅 d'une m茅thode montre les m茅canismes d'un 芒ge secret. On imagine qu'un animal, qu'une plante se racontent. Il ajoute 脿 cette ma卯trise native une science du mensonge sans les artifices duquel le听Diable du corps听serait un simple document autobiographique. Si le mot classicisme a un sens, il faut s'en servir pour ce livre. Jamais il ne d茅tache de lui un charme qui joue entre les tables, comme font les tziganes. L'ouvrage forme un bloc, qui ne bouge pas. Rien de plus dur ni de plus tendre, de plus hautain ni de plus familier 禄 (p. 248).

芦听Les 罢谤补驳茅诲颈别苍蝉听se classent dans cette zone interdite aux 芒mes lourdes, la zone des po猫tes [鈥�]. Entre deux poursuites (le fils poursuit la m猫re qui court apr猫s ses r锚ves ; la m猫re poursuit le fils qui court apr猫s les siens) et le choc de ces deux r锚veurs qui se rejoignent sous la pluie froide, bien au chaud dans le mensonge, bien 脿 l'abri contre la r茅alit茅, les chapitres, sur une piste sanglante, pourchassent une famille, ce monstre 脿 plusieurs t锚tes, parmi les bois, les labours, les collines, les chambres, les vo没tes, les escaliers, les magasins, les immeubles, les rues d'un univers passionnel. Hant茅, certes, mais par l'enfance, l'auteur ne quitte 脿 aucun moment la grosse concentration limpide qui manque aux lettres anglaises, russes, allemandes, lorsqu'elles nous ouvrent ce monde intense qu'elles illustrent et dont les incendies f茅eriques flambent fort mal chez nous. La folle sur le toit du听Diable au corps听? Le tournoi dans la cour de l'茅cole du听Grand Meaulnes听? Julien Green vint-il en France apprendre comment on 茅claire les ombres ? Je cherche quelle atmosph猫re 茅trang猫re empoigner, filtrer, malaxer, jusqu'脿 ce qu'elle perde le poids qui l'emp锚che de rejoindre celle des听罢谤补驳茅诲颈别苍蝉听:听Un Cyclone 脿 la Jama茂que, cette merveille ? Les Bront毛 peut-锚tre ? Les Bront毛鈥� Pourtant, aucune des soeurs. Alors, le fr猫re ? Non, pas le fr猫re ; la chambre du fr猫re ! La chambre, oui, cette chambre o霉 il mourut debout, en face de ses soeurs assises, afin de leur prouver qu'il pouvait vouloir. S'il s'agissait des lettres fran莽aises, je citerais un homme tellement illustre que sa r茅habilitation semble d茅licate : Zola. Le Zola de听J'accuse, le po猫te m茅connu de la locomotive mourante de la听B锚te humaine, de l'enfant qui saigne sur l'or de ses images du听Docteur Pascal, de la courette aux domestiques de听Pot-Bouille, des chevaux aveugles dans la mine de听Germinal听禄 (p. 146-147).

芦 Pour bien comprendre le miracle de ce m茅t茅ore, semblable, dans le domaine du roman, 脿 celui de Rimbaud, il faut savoir dans quel 茅tat se trouvaient les lettres. D'une part, le conformisme le plus morne, de l'autre l'extraordinaire d茅sordre des tentatives de toutes sortes. Ces tentatives, ces audaces, ces jets de feu, ces flammes d'alcool qui jaillissaient par les moindres fentes et ravageaient tout (et se ravageaient entre elles) furent les classiques de Radiguet. Il apprit 脿 lire dans l'extr锚me. Et son oeil myope m茅ditait l'entreprise la plus 茅tonnante : celle qui consiste 脿 contredire l'imm茅diat, 脿 mettre la force r茅volutionnaire au service de l'ordre, 脿 montrer en quelque sorte de la nuit en plein jour. Et non seulement cet enfant nous enseignait l'茅l茅gance, c'est-脿-dire la foudre qui se cache, mais encore il nous influen莽ait et nous donnait nos directives profondes 禄 (p. 267-268).

芦 Radiguet oppose le soleil 脿 l'ombre, l'ordre au d茅lire ; il r茅invente une obscurit茅 claire (un chef-d'oeuvre 茅tant toujours obscur, qu'il soit de madame de La Fayette ou de Rimbaud). Il permettait d'attendre la grande r茅forme que nous pressentions tous et qui balaierait le tribunal des lettres, la pr茅ciosit茅 plastique, la crainte du ridicule, la surench猫re des trouvailles qui mettent l'esprit en pointe jusqu'脿 un 茅puisement mortel. Apr猫s cette longue p茅riode d'esth茅tisme, une r茅volution ne saurait 锚tre que d'ordre moral. Jean Desbordes n'invente rien ; il d茅mode tout. Sa prose refl猫te son 芒me. Cette 芒me singuli猫re lui vaut une singularit茅 d'茅crivain qui l'emporte sur toutes les audaces 脿 cause du naturel. Car les qualit茅s de son style ne r茅sultent que de ses qualit茅s profondes, son cynisme 茅norme vient de ce qu'il ignore le savoir-vivre, et sa mesure prouve le tact de son coeur. Dire que Jean Desbordes est pur serait absurde. Il est d'avant le mal. Il prononce avec un accent paysan le langage du sommeil. Si nos jeunes gens ont la force de se laisser aller, de se laisser prendre, de n'opposer aucune ironie 脿 leur amour, il les sauve, il les ouvre, il les d茅noue, il chasse les d茅moralisateurs, il brise les glaces, il fait entrer les fant么mes du matin 禄 (p. 288-289).

芦 Je n'appelle pas morale la morale des moralistes, mais en quelque sorte une ligne inflexible et profonde qui continue malgr茅 toutes les apparences de dispersion. Non seulement une oeuvre exige une morale, mais une oeuvre est une morale, sinon elle ne compte pas 禄 (p. 5).

芦 [Raymond Radiguet] est le prodige du roman, comme Rimbaud est le prodige de la po茅sie 禄 (p. 34).

芦 [Andr茅 Fraigneau : Et je voudrais que nous parlions [鈥�] du probl猫me que Radiguet amenait avec lui et qui est le probl猫me du roman, qui 茅tait pour vous une mati猫re nouvelle, encore d'artisanat, aussi bien dans la construction de vos deux romans diff茅rents 茅crits presque en m锚me temps et qui sont Le Grand 茅cart et Thomas l'imposteur, pendant que Radiguet 茅crivait le Diable. Je voudrais savoir quel 茅tait pour vous le probl猫me du roman et pourquoi il vous a passionn茅 脿 ce moment-l脿.] [Jean Cocteau :] Il faut bien comprendre que c'茅tait en plein mouvement dada, c'est-脿-dire 脿 une 茅poque o霉 il s'agissait de fausser toutes les valeurs, de briser tout pour remettre tout 脿 neuf. [鈥�] Ce mouvement dada 茅tait indispensable, mais il continuait lorsque Raymond Radiguet apparut. Et il faut vous expliquer aussi que Raymond Radiguet avait appris ses classiques. Les classiques de Raymond Radiguet c'茅taient nos livres. [鈥�] Il est arriv茅 comme un contradicteur, c'est-脿-dire que tout ce qui 茅tait neuf pour nous il le contredisait. Il a 茅t茅 le premier 脿 me dire : 鈥淚l faut 茅crire comme tout le monde.鈥� Ce qu'il appelait 鈥溍ヽrire comme tout le monde鈥� c'茅tait par exemple faire un roman, faire un po猫me avec des rimes. Il disait : 鈥淚l faut copier parce qu'il est impossible de copier 脿 quelqu'un qui a quelque chose en lui ; alors, en copiant on se donne une base et c'est par o霉 il est impossible de copier qu'on se prouve.鈥� [鈥�] Radiguet a install茅 son chevalet devant La Princesse de Cl猫ves et il a fait Le Bal du comte d'Orgel. J'ai install茅 mon chevalet devant La Chartreuse de Parme et il en est r茅sult茅 Thomas l'imposteur 禄 (p. 36-37).

芦 C'茅tait compl猫tement neuf, comme toujours, avec Radiguet. Son 鈥渘euf鈥� n'avait pas toujours l'air neuf parce qu'il contredisait une 茅poque extr锚mement turbulente et scandaleuse. En somme il voulait un ordre, un d茅sordre qui 茅tait de l'ordre. C'est pour cela que j'ai appel茅 ma conf茅rence, mon allocution au Coll猫ge de France, De l'ordre consid茅r茅 comme une anarchie 禄 (p. 39-40).

芦 La le莽on que j'avais re莽ue de Picasso. Il faut toujours changer de style, il faut rester le m锚me homme, il faut garder sa ligne morale, sa morale, mais il faut changer l'aspect de ses oeuvres. Apr猫s Le Grand 脡cart je ne voulais pour rien au monde refaire Le Grand 脡cart. Et du reste, Thomas l'imposteur porte comme sous-titre : 鈥淗istoire.鈥� C'est une histoire que je raconte, tandis que Le Grand 脡cart ce n'est pas une histoire que je raconte, ce sont des souvenirs que j'amalgame avec des imaginations. J'y agis par petits blocs, tandis que dans Thomas je raconte, c'est une longue nouvelle. Vous savez que l'on s'est toujours tromp茅 sur le style du roman et le style de la nouvelle. J'ai vu dans les livres de classe, j'ai vu dans des dictionnaires qu'on consid茅rait les livres de Mme de Lafayette, sauf La Princesse de Cl猫ves, comme des nouvelles. Eh bien, ce ne sont pas des nouvelles, ce sont des romans brefs ; ce ne sont pas des romans-fleuves, mais ce sont des romans 禄 (p. 42-43).

芦 Nous vivons nous-m锚mes dans une 茅nigme. Il ne faut pas croire que nous en savons beaucoup plus long que ceux qui nous lisent. On 茅crit et on ne se lit pas. Je vous l'ai dit, on est le v茅hicule de forces secr猫tes qu'on porte dans sa personne. [鈥�] Ainsi, j'avais 茅crit Les Enfants terribles. Je croyais l'avoir lu, eh bien, quelques ann茅es apr猫s j'ai lu Les Enfants terribles et j'ai d茅couvert le livre comme si j'茅tais un de ses lecteurs. Le grand myst猫re de la po茅sie c'est cet 茅quilibre entre le conscient et l'inconscient, c'est la mani猫re dont un homme donne en quelque sorte une forme 脿 l'ectoplasme qui s'茅chappe de lui. Nous sommes les ouvriers d'une t茅n猫bre qui nous est propre mais qui nous 茅chappe, et qui nous 茅chappe de toutes les mani猫res puisqu'elle s'茅chappe de nous 禄 (p. 55).

芦 [Andr茅 Fraigneau : Comment expliquer l'irruption de ce roman [Les Enfants terribles] qui est, au fond, votre premier roman puisque Le Grand 脡cart est un r茅cit et Thomas l'imposteur une histoire ? Vous n'avez donn茅 le nom de roman qu'aux Enfants terribles.] [Jean Cocteau :] C'est encore l'esp猫ce de travail manuel o霉 m'entra卯nait la confection de ces bo卯tes meubl茅es de figures en fil de fer, qui m'a pouss茅 vers ce livre. Parce qu'une chambre de clinique c'est une chambre de clinique ; j'茅tais dans une grande solitude et je recevais tr猫s peu de visites 禄 (p. 74-75).

芦 Il est probable que l'oeuvre a quelque chose de vrai. Mais c'est un 鈥渧rai鈥� invent茅 de toutes pi猫ces, c'est el fameux 鈥減lus vrai que le vrai鈥� qui est ma m茅thode et qui est, en somme, la m茅thode de tous les po猫tes, la grande victoire des po猫tes de notre 茅poque 禄 (p. 76).

芦 Quand j'ai port茅 [Les Enfants terribles] 脿 Grasset je l'ai pr茅venu que vingt ou quinze ou dix personnes ou cinq personnes liraient ce livre. [鈥�] Je croyais sinc猫rement que c'茅tait un livre pour quelques personnes qui vivaient en chambre. Et j'ai appris tout 脿 coup par des milliers de lettres que tous les jeunes gens, qu'un nombre 茅norme de jeunes gens vivaient comme mes h茅ros 禄 (p. 76).

芦 Il y a des oeuvres courtes qui paraissent longues. La longue oeuvre de Proust me para卯t courte. On voudrait lire et relire encore apr猫s la derni猫re ligne du Temps retrouv茅. Toute la vie secr猫te de l'auteur est l脿, masqu茅e de velours noir. On dirait que la solitude le poussait 脿 se livrer et 脿 se cacher tout 脿 la fois 禄 (p. 112).