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Gravure Eug猫ne-Melchior de Vog眉茅Eug猫ne-Melchior de Vog眉茅

(1848-1910)

Dossier

Bibliographie

Ouvrage cit茅
M锚me si cette bibliographie n'est compos茅e que d'un seul titre, elle pr茅sente de nombreux extraits qui聽 dessinent un portrait pr茅cis et r茅v茅lateur de la pens茅e d'Eug猫ne-Melchior de Vog眉e. Les citations pertinentes ont 茅t茅 class茅es en trois sections: 芦 Propos g茅n茅raux 禄, 芦 顿辞蝉迟辞茂别惫蝉办测 禄 et 芦 罢辞濒蝉迟辞茂 禄.
Le Roman russe, Paris, Plon, 1886.

Citations

Le Roman russe, Paris, Plon, 1886.
Propos g茅n茅raux

芦 Quelques personnes s'茅tonneront que je demande le secret de la Russie 脿 ses romanciers. Pour des raisons que l'on verra par la suite, la philosophie, l'histoire, l'茅loquence de la chaire et du barreau, 鈥� je n'ajoute pas : de la tribune,鈥� sont des genres presque absents de cette jeune litt茅rature ; ce qu'on trouverait en d'autres pays sous ces 茅tiquettes arbitraires rentre en Russie dans les vastes cadres de la po茅sie et du roman, les deux formes d'expansion naturelle 脿 la pens茅e nationale, les seules compatibles avec les exigences d'une censure jadis intraitable, aujourd'hui encore tr猫s ombrageuse. Les id茅es ne passent que dissimul茅es dans les mailles souples de la fiction ; mais l脿 elles passent toutes ; et la fiction qui les abrite prend l'importance d'un trait茅 doctrinal.
De ces deux formes souveraines, l'une, la po茅sie, a rempli le commencement du si猫cle ; l'autre, le roman, a 茅touff茅 la premi猫re et tout accapar茅 depuis quarante ans. 禄聽 (p. xi)

芦 Dans le r猫glement des comptes litt茅raires du si猫cle, j'estime que les grands romanciers des quarante derni猫res ann茅es serviront la Russie mieux que ses po猫tes. Avec eux, elle a pour la premi猫re fois devanc茅 le mouvement de l'Occident au lieu de le suivre ; elle a enfin trouv茅 une esth茅tique et des nuances de pens茅e qui lui sont personnelles. Voil脿 ce qui m'a d茅cid茅 脿 chercher d'abord dans le roman les traits 茅pars du g茅nie russe. 禄聽 (p. xi-xii)

芦 Puisque le roman se charge seul de poser tous les probl猫mes de la vie nationale, on ne s'茅tonnera pas que je prenne texte de l茅g猫res fictions pour toucher 脿 de graves sujets, pour lier quelques id茅es g茅n茅rales. 禄 (p. xiii)

芦 Nous allons voir les Russes plaider la cause du r茅alisme avec des arguments nouveaux, avec des arguments meilleurs 脿 mon sens que ceux de leurs 茅mules d'Occident. 禄 (p. xiii)

芦 L'art classique imitait un roi qui gouverne, punit, r茅compense, choisit ses pr茅f茅r茅s dans une 茅lite aristocratique, leur impose des conventions d'茅l茅gance, de moralit茅 et de bien dire. L'art nouveau cherche 脿 imiter la nature dans son inconscience, son indiff茅rence morale, son absence de choix ; il exprime le triomphe de la collectivit茅 sur l'individu, de la foule sur le h茅ros, du relatif sur l'absolu. 禄聽 (p. xiv-xv)

芦 On l'a appel茅 [art nouveau] r茅aliste, naturaliste : suffirait-il, pour le d茅finir, de l'appeler d茅mocratique ?
Non, ce serait un regard trop court, celui qui s'arr锚terait 脿 cette racine apparente de notre litt茅rature. Le changement de l'ordre politique n'est qu'un 茅pisode dans l'universel et prodigieux changement qui s'accomplit. Observez dans toutes ses applications le travail de l'esprit humain depuis un si猫cle ; on dirait d'une l茅gion d'ouvriers, occup茅e 脿 retourner, pour la replacer sur sa base, une 茅norme pyramide qui portait sur sa pointe. 禄 (p. xv)

芦 Consult茅e sur la dissolution de cette machine [vie humaine], la science m茅dicale conclut comme les autres 脿 l'explication universelle ; ce ne sont plus de grands mouvements de nos humeurs qui nous d茅truisent ; les petites b锚tes nous rongent, les oeuvres de la vie et de la mort sont confi茅es 脿 une animalit茅 invisible. La d茅couverte est d'une telle importance, qu'on se prend 脿 douter si l'avenir, au lieu de d茅signer notre si猫cle par le nom de quelque rare g茅nie, ne l'appellera pas le si猫cle des microbes ; nul mot ne rendrait mieux notre physionomie et le sens de notre passage 脿 travers les g茅n茅rations. 禄 (p. xiii-xviii)

芦 La litt茅rature, cette confession des soci茅t茅s, ne pouvait pas rester 茅trang猫re au revirement g茅n茅ral ; par instinct d'abord, par doctrine ensuite, elle a r茅gl茅 sur l'esprit nouveau ses m茅thodes et son id茅al. Ses premiers essais de r茅formations furent incertains et gauches : le romantisme, il faut bien le reconna卯tre aujourd'hui, 茅tait un produit b芒tard ; il respirait la r茅volte, mauvaise condition pour 锚tre tranquille et fort comme la nature. Par r茅action contre le h茅ros classique, il allait chercher de pr茅f茅rence ses personnages dans les bas-fonds sociaux ; mais comme 脿 son insu il 茅tait encore tout p茅n茅tr茅 de l'esprit classique, les monstres qu'il inventait redevenaient des h茅ros 脿 rebours : ses for莽ats, ses courtisanes, ses mendiants 茅taient plus souffl茅es et plus creux que les rois ou les princesses du vieux temps. Le th猫me d茅clamatoire avait chang茅, et non la d茅clamation. On en f没t vite lass茅. On demanda aux 茅crivains des repr茅sentations du monde plus sinc猫res, plus conformes aux enseignements des sciences positives qui gagnaient chaque jour du terrain ; on voulut trouver dans leurs oeuvres le sentiment de la complexit茅 de la vie, des 锚tres, des id茅es, et cet esprit de relation qui a remplac茅 dans notre temps le go没t de l'absolu. Alors naquit le r茅alisme ; il s'empara de toutes les litt茅ratures europ茅ennes 摆鈥. Son programme litt茅raire lui 茅tait trac茅 par la r茅volution universelle dont j'ai rappel茅 quelques effets ; mais l'intelligence des causes qui avaient produit cette r茅volution pouvait seule lui donner un programme philosophique. 禄 (p. xviii-xix)

芦 On a cru que la raison 茅mancip茅e avait seule accompli ce miracle et d茅plac茅 l'axe de l'univers. L'homme de ce si猫cle a pris en lui-m锚me une confiance bien excusable. 摆鈥 L'homme s'est cru destin茅 脿 tout conna卯tre et 脿 tout pouvoir. 摆鈥 Dans l'explication des choses comme dans la conduite de la vie, on 茅limina toutes les anciennes pens茅es qui habitaient ce pays sup茅rieur, c'est-脿-dire tout l'ordre du divin. 摆鈥 Le moindre tort de Dieu, c'茅tait d'锚tre inutile. De beaux esprits l'affirm猫rent, et tous les m茅diocres en furent persuad茅s. Le dix-huiti猫me si猫cle avait inaugur茅 le culte de la raison : on v茅cut un moment dans l'ivresse de ce millenium.
Puis vint l'茅ternelle d茅sillusion, la ruine p茅riodique de tout ce que l'homme b芒tit sur le creux de la raison. D'une part, il d没 s'avouer qu'en 茅tendant son domaine, il avait 茅tendu son regard, et que par del脿 le cercle des v茅rit茅s conquises, l'ab卯me d'ignorance reparaissait, toujours aussi vaste, aussi irritant. 摆鈥 Dans ce grand d茅senchantement, les vieux instincts se ranim猫rent; l'homme chercha au-dessus de lui un pouvoir surhumain 脿 implorer; il n'y en avait plus. 禄聽 (p. xix-xxi)

芦 Il [r茅alisme] r茅pond 脿 l'une de nos exigences, quand il 茅tudie la vie avec une pr茅cision rigoureuse, quand il d茅m锚le jusqu'aux plus petites racines de nos actions dans les fatalit茅s qui les commandent; mais il trompe notre plus s没r instinct, quand il ignore volontairement le myst猫re qui subsiste par del脿 les explications rationnelles, la quantit茅 possible de divin. Puisqu'il se pique d'observer les ph茅nom猫nes sans sugg茅rer des interpr茅tations arbitraires, il doit accepter ce fait d'茅vidence, la fermentation latente de l'esprit 茅vang茅lique dans le monde moderne. Plus qu'脿 toute autre forme d'art, le sentiment religieux lui est indispensable; ce sentiment lui communique la charit茅 dont il a besoin; comme il ne recule pas devant les laideurs et les mis猫res, il doit les rendre supportables par un perp茅tuel 茅panchement de piti茅. Le r茅alisme devient odieux d猫s qu'il cesse d'锚tre charitable. 禄 (p. xxiii-xxiv)

芦 Je n'entends point ici d茅classer tel ou tel genre, r茅put茅 l茅ger: un roman, une com茅die, peuvent 锚tre plus utiles aux hommes qu'un trait茅 de th茅odic茅e. Je m'茅l猫ve uniquement contre le parti pris de n'y mettre en aucun cas une intention morale. 禄聽 (p. xxv)

芦 Pour r茅sumer nos id茅es sur ce que devrait 锚tre le r茅alisme, je cherche une formule g茅n茅rale qui exprime 脿 la fois sa m茅thode et son pouvoir de cr茅ation. Je n'en trouve qu'une; elle est bien vieille; mais je n'en sais pas une meilleure, plus scientifique et qui serre de plus pr猫s le secret de toute cr茅ation: "Le Seigneur Dieu forma l'homme du limon de la terre. " 鈥� Voyez comme ce mot est juste et significatif, le limon! 摆鈥 Le limon, voil脿 l'ordre de connaissances positives, ce qu'on tient de l'univers dans un laboratoire, de l'homme dans une clinique; on y peut aller tr猫s loin, mais tant qu'on ne fait pas intervenir le "souffle", on ne cr茅e pas une 芒me vivante, car la vie ne commence que l脿 o霉 nous cessons de comprendre. 禄 (p. xxvi)

芦 Le r茅alisme tire toute sa force de sa simplicit茅, de sa na茂vet茅; rien n'est moins simple et moins na茂f que le go没t d'une race vieillie, spirituelle, satur茅e de rh茅torique. Ainsi, en empruntant aux sciences naturelles leurs proc茅d茅s d'analyse minutieuse, nos 茅crivains r茅alistes, naturalistes, peu importe le nom qu'on leur donne, se sont trouv茅s en face de ce probl猫me redoutable: contraindre nos facult茅s litt茅raires 脿 une emploi nouveau qui leur r茅pugne. Toutefois, ces difficult茅s de forme ne suffisent pas 脿 expliquer la r茅sistance que ces 茅crivains rencontrent dans un grande partie du public. On leur reproche surtout de diminuer, d'attrister et d'avilir le spectacle du monde; nous leur en voulons de ce qu'ils ignorent la moiti茅 de nous-m锚mes et la meilleure moiti茅. 禄 (p. xxvii-xxviii)

芦 Le vice de l'茅cole nouvelle n'est pas dans ceci qu'elle prend l'infini par en bas, qu'elle s'int茅resse aux petites choses et aux petites gens; il n'est pas dans l'objet d'茅tude, mais dans l'oeil qui 茅tudie cet objet. 禄 (p. xviii)

芦 On sait que la lign茅e r茅aliste se rattache 脿 Stendhal. C'est hasard de rencontre plut么t que filiation prouv茅e. On ne m茅dite pas toujours les enfants qu'on a. L'auteur de聽la Chartreuse de Parme聽ne songeait gu猫re 脿 faire souche litt茅raire; et je ne sais si ce quinteux e没t avou茅 la famille posthume qui lui est survenue. Il en est de lui comme de ces a茂eux qu'on se retrouve quand on se compose une g茅n茅alogie. Par certains c么t茅s, Stendhal est un 茅crivain du dix-huiti猫me si猫cle, 脿 la fois en retard et en avance sur ses contemporains. S'il lui arrive de croiser, dans le s茅jour des ombres, Diderot ou Flaubert, c'est bien certainement au premier qu'il ira de confiance donner la main. Que les proc茅d茅s de l'茅cole nouvelle soient en germe dans le r茅cit de la bataille de Waterloo, dans la peinture du caract猫re de Julien Sorel, le fait est 茅vident; mais au moment de reconna卯tre en Stendhal un vrai r茅aliste, nous sommes arr锚t茅 par une objection insurmontable; il a infiniment d'esprit, et m锚me de bel esprit; nous le prenons sans cesse en flagrant d茅lit d'intervention railleuse, de persiflage voltairien. Or, il y a incompatibilit茅 entre cette qualit茅 d'esprit et le r茅alisme; c'est m锚me la plus grosse difficult茅 qui s'oppose, chez nous autres Fran莽ais, 脿 l'acclimatation de cette forme d'art. 禄 (p. xxviii-xxix)

芦 Beyle n'a rien de l'impassibilit茅, qui est un des dogmes de l'茅cole; il a seulement une abominable s茅cheresse. Son coeur a 茅t茅 fabriqu茅, sous le Directoire, du bois dont 茅tait fait le coeur d'un Barras ou d'un Talleyrand; sa conception de la vie et du monde est de ses temps l脿. Je crois qu'il a vers茅 tout le contenu de son 芒me dans celle de Julien Sorel; c'est une 芒me m茅chante, tr猫s inf茅rieure 脿 la moyenne. Je comprends et partage le plaisir qu'on trouve aujourd'hui 脿 relire聽la Chartreuse; j'admire la finesse de l'observation, le mordant de la satire, la d茅sinvolture du badinage : sont-ce l脿 des vertus en honneur dans le r茅alisme actuel? Il m'est plus difficile de go没ter聽Rouge et noir, livre haineux et triste; il a exerc茅 une influence d茅sastreuse sur le d茅veloppement de l'茅cole qui l'a r茅clam茅; et pourtant il ne rentre pas dans la grande v茅rit茅 humaine, car cette t茅nacit茅 dans la poursuite du mal sent l'exception et l'artifice, comme l'invention des satans romantiques. 禄 (p. xxix)

芦 Si la paternit茅 de Stendhal est sujette 脿 des doutes, celle de Balzac passe pour un fait av茅r茅. Malgr茅 le consentement commun, je demande 脿 formuler d'expresses r茅serves. Je ne me permettrai pas de juger en quelques lignes notre grand romancier; je cherche seulement la part qui lui revient dans les origines du r茅alisme. Elle est consid茅rable, si l'on a d'茅gard qu'脿 la main-d'oeuvre; construction de grands ensembles o霉 tous le mat茅riaux se commandent, pr茅paration h茅r茅ditaire des temp茅raments, inventaire des milieux et d茅monstration de leur influence sur un caract猫re, Balzac a l茅gu茅 脿 ses successeurs toutes ces ressources de leur art; les a-t-il employ茅 dans le m锚me esprit? Cet ouvrier du r茅el demeure le plus fougueux id茅aliste de notre si猫cle, le voyant qui a toujours v茅cu dans un mirage, mirage des millions, du pouvoir absolu, de l'amour pur, et tant d'autres. Les h茅ros de聽la Com茅die humaine聽ne sont parfois que des interpr猫tes de leur p猫re, charg茅s de nous traduire les syst猫mes qui hantent son imagination. Suivant les pr茅ceptes de l'art classique, ses personnages de premiers plan sont pouss茅s tout entiers vers une seule passion; voyez Nucingen, Balthazar Cla毛s, B茅atrix, mme de Mortsauf鈥� Pour saisir la diff茅rence fondamentale entre Balzac et les r茅alistes ult茅rieurs, il faut remonter 脿 la conception classique des caract猫res. Comme l'auteur classique, notre romancier se dit : 脡tant donn茅 cette passion, quel homme me servira 脿 l'incarner? 鈥� Les autres font le raisonnement inverse : 脡tant donn茅 cet homme, quelles sont les passions dominantes qu'il subit? 鈥� Aussi, chez ces derniers, les portraits sont exacts et tristes comme des signalements de police; ceux d'un Rastignac ou d'un Marsay sont transform茅s, glorifi茅s par la vision int茅rieure du peintre.
Certes Balzac nous donne l'illusion de la vie, mais d'une vie mieux compos茅e et plus ardente que celle de tous les jours; ses acteurs sont naturels, du naturel qu'ont les bons acteurs 脿 la sc猫ne; quand ils agissent et parlent, ils se savent regard茅s, 茅cout茅s; ils ne vivent pas tout simplement pour eux-m锚mes, comme ceux que nous rencontrerons chez d'autres romanciers. D猫s que les personnages sont pris dans les sommets sociaux, ils perdent de leur v茅rit茅; Mme de Maufrigneuse et la duchesse de Langeais sont vraies en tant que femmes, elles sont moins vraies en tant qu'exemplaires de la soci茅t茅 o霉 elles figurent. En r茅sum茅, il n'est pas absolument exact de dire que Balzac d茅crit la vie r茅elle; il d茅crit son r锚ve; mais il a r锚v茅 avec une telle pr茅cision de d茅tails et une telle force de ressouvenir, que ce r锚ve s'impose 脿 nous comme une r茅alit茅. Et cela nous explique une 茅tranget茅 qu'on a remarqu茅e bien souvent : les peintures du romancier sont plus fid猫les pour la g茅n茅ration qui l'a suivi que pour celle qui posait devant lui. Tant ses lecteurs s'茅taient model茅s sur les types id茅aux qu'il leur proposait! 禄 (p. xxix-xxxi)

芦 Si M. Zola s'est impos茅 脿 nous avec une indiscutable puissance, c'est, ne lui en d茅plaise, gr芒ce aux qualit茅s 茅piques dont il ne peut se d茅faire. Dans ses romans, la partie r茅aliste est caduque; il nous subjugue par les vieux moyens du romantisme, en cr茅ant un monstre synth茅tique, anim茅 d'instincts formidables, qui absorbe les hommes et vit de sa vie propre au-dessus du r茅el; un jardin dans la Faute de l'abb茅 Mouret,聽une halle dans聽le Ventre de Paris, un cabaret dans聽l'Assommoir, une mine dans聽Germinal, et toujours ainsi. J'allais ajouter: une cath茅drale dans聽Notre-Dame de Paris, tant le travail d'id茅alisation est identique avec celui de Victor Hugo. L'appareil r茅aliste semble plut么t une g锚ne pour le po猫te 茅pique, une concession aux go没ts de l'茅poque qui doit r茅pugner 脿 son imagination abstraite.聽 (p. xxxi-xxxii)

芦 Nous arrivons 脿 l'initiateur incontest茅 du r茅alisme, tel qu'il r猫gne aujourd'hui, 脿 Gustave Flaubert. Nous n'aurons pas besoin de chercher plus avant. Apr猫s lui, on inventera des noms nouveaux, on raffinera sur la m茅thode, on ne changera rien aux proc茅d茅s du ma卯tre de Rouen, ni surtout 脿 sa conception de la vie. 摆鈥 En prenant son oeuvre comme la repr茅sentation 茅minente du r茅alisme fran莽ais, je ne pense pas rencontrer de contradicteurs. L'auteur de聽Madame Bovary聽est all茅 rapidement aux cons茅quences extr锚mes du principe; nul ne nous montrerait mieux que lui le n茅ant de ce principe.
Oh! Qu'elle est instructive, l'茅tude de cet esprit sinc猫re! Comme dans un miroir, on y voit l'image du monde refl茅t茅e d'abord avec 茅clat, puis fauss茅e et racornie; elle diminue, diminue, noircit et se d茅forme en caricature. Au d茅but, c'est un fervent du romantisme, 茅pris du grandiose et du sonore. Bient么t il est frapp茅 de la diff茅rence entre la vie telle qu'il la voit et celle que ses ma卯tres lui peignent; il observe autour de lui, il reproduit son impression directe. Plus rien de l'esprit de Stendhal, du r锚ve de Balzac. Mais 脿 mesure que sa vision se fait plus exacte, elle devient plus limit茅e et plus triste; aucun ressort moral ne le soutient.
摆鈥
Bouvard et P茅cuchet,聽c'est le dernier mot, l'aboutissement n茅cessaire du r茅alisme sans foi, sans 茅motion, sans charit茅. Un critique l'a remarqu茅 justement, ce r茅alisme est condamn茅 脿 finir dans la caricature; et Paul de Kock est en un sens son v茅ritable p猫re. Flaubert disait de son livre: 鈥� Je veux produire une telle impression de lassitude et d'ennui, qu'en lisant ce livre on puisse croire qu'il a 茅t茅 fait par un cr茅tin. 鈥� Que penser de cette ambition artistique inverse? Est-elle assez caract茅ristique d'une d茅cadence avanc茅e? Qu'on ne s'y trompe pas, n茅anmoins; dans la pens茅e de l'auteur, ce livre n'茅tait pas une farce, mais la synth猫se de sa philosophie, la philosophie du nihilisme. Si j'y insiste, c'est avec la conviction qu'il a eu sur notre g茅n茅ration litt茅raire une influence bien plus grande qu'on ne le suppose; de tous les ouvrages du romancier, c'est aujourd'hui le plus go没t茅. 禄 (p. xxxi-xxxiv)

芦 Je crois, pour ma part, que, sans remonter 脿 des causes g茅n茅rales, permanentes, vieilles comme le monde, il suffit de dire, pour expliquer l'intensit茅 de la crise actuelle, que le pessimisme est le parasite naturel du vide, et qu'il habite forc茅ment l脿 o霉 il n'y a plus ni foi ni amour. Quand on est l脿, on l'invente de soi-m锚me, sans avoir lu Schopenhauer. Seulement, il faut en distinguer deux vari茅t茅s. L'une est le pessimisme mat茅rialiste, r茅sign茅 pourvu qu'il ait sa provende de plaisir quotidien, d茅cid茅 脿 m茅priser les hommes en tirant d'eux le meilleur parti possible pour ses jouissances. Nous le voyons s'茅panouir dans notre litt茅rature. L'autre est le pessimisme douloureux, r茅volt茅, et celui-ci cache une esp茅rance sous ses mal茅dictions; dernier terme de l'茅volution nihiliste, il est en m锚me temps le premier sympt么me d'une r茅surrection morale. On a dit de lui avec raison qu'il 茅tait l'instrument de tout progr猫s, car le monde n'est jamais transform茅 ni am茅lior茅 par ceux qu'il satisfait pleinement. 禄聽 (p. xxxiv-xxxvi)

芦 Tandis que le r茅alisme s'implantait p茅niblement en France, il avait d茅j脿 conquis deux grandes litt茅ratures, en Angleterre et en Russie. L脿, le sol 茅tait pr茅par茅 pour le recevoir, et tout favorisait sa croissance. Nous et tous nos fr猫res de race, nous avons h茅rit茅 de nos ma卯tres latins le g茅nie absolu; les races du Nord, slaves ou anglo-germaines, ont le g茅nie du relatif; qu'il s'agisse des croyances religieuses, des principes du droit ou des proc茅d茅s litt茅raires, cette profonde division de la famille europ茅enne 茅clate tout au long de l'histoire. Contrairement 脿 notre esprit, net et clair, toujours port茅 脿 restreindre son champ d'茅tudes, l'esprit de ces peuples est large et trouble, parce qu'il voit beaucoup de choses en m锚me temps. Il ne poss猫de pas notre 茅ducation classique, qui nous permet d'isoler un fait, un caract猫re, et dans ce caract猫re une passion, de suppl茅er par mille conventions 脿 tout ce qu'on ne nous montre pas; il estime que les repr茅sentations du monde doivent 锚tre complexes et contradictoires comme ce monde lui-m锚me; il souffre dans sa bonne foi quand on lui c猫le quelque partie de cet ensemble, o霉 tout se tient dans une 茅troite d茅pendance. Voyez 脿 quelles exigences diff茅rentes r茅pondent les compositions dramatiques; dans les n么tres, une figure centrale, quelques rares figures secondaires, une action rigoureusement d茅limit茅e,聽le Cid, Ph猫dre, Za茂re; chez les tragiques anglais ou allemands, une multitude tumultueuse qui se pr茅cipite au travers d'茅v茅nements successifs et, si l'on peut dire, un morceau de la vie g茅n茅rale, d茅tach茅 sans appr锚ts, sans mutilations: Henri VI, Richard III, Wallenstein. De m锚me pour les compositions romanesques; les lecteurs patients de ces pays ne craignent pas un roman touffu, philosophique, bourr茅 d'id茅es, qui fait travailler leur intelligence autant qu'un livre de science pure.
Toutefois, la distinction capitale entre notre r茅alisme et celui des gens du Nord doit 锚tre cherch茅e ailleurs; nous la trouverons dans la source d'inspiration morale bien plus encore que dans les divergences d'esth茅tique. 禄 (p. xxxviii-xl)

芦 Prenez聽Adam Bede聽ou Silas Marner [George 脡liot]; on lit des pages, des pages, ce sont des mots simples pour peindre des faits encore plus simples; vous les auriez 茅crits, et moi aussi. 鈥� Qu'ai-je 脿 faire de ces choses et de ses gens? se dit-on. Et tout 脿 coup, sans motif, sans 茅v茅nement tragique, par la seule pression de cette grandeur invisible qui s'accumule depuis une heure, une larme tombe sur le livre; pourquoi, je d茅fie le plus subtil de le dire; c'est que c'est beau comme si Dieu parlait, voil脿 tout. 摆鈥 Nous trouvons le m锚me ph茅nom猫ne chez les auteurs russes; d茅tach茅s personnellement du dogme chr茅tien, ils en gardent la forte trempe, cloches du temple qui sonnent toujours les choses divines, alors m锚me qu'on les affecte 脿 des usages profanes. 禄 (p. xli-xlii)

芦 Apr猫s la sympathie, le trait distinctif de ces r茅alistes est l'intelligence des dessous, de l'entour de la vie. Ils serrent l'茅tude du r茅el de plus pr猫s qu'on ne l'a jamais fait, ils y paraissent confin茅s; et n茅anmoins, ils m茅ditent sur l'invisible; par del脿 les choses connues qu'ils d茅crivent exactement, ils accordent une secr猫te attention aux choses inconnues qu'ils soup莽onnent. Leurs personnages sont inquiets du myst猫re universel, et, si fort engag茅s qu'on les croie dans le drame du moment, ils pr锚tent une oreille au murmure des id茅es abstraites; elles peuplent l'atmosph猫re profonde o霉 respirent les cr茅atures de Tourgu茅nef, de 罢辞濒蝉迟辞茂, de 顿辞蝉迟辞茂别惫蝉办测. Les r茅gions que fr茅quentent de pr茅f茅rence ces 茅crivains ressemblent aux terres des c么tes; on y jouit des collines, des arbres et des fleurs, mais tous les points de vue sont command茅e par l'horizon mouvant de la mer, qui ajoute aux gr芒ces du paysage le sentiment de l'illimit茅 du monde, le t茅moignage toujours pr茅sent de l'infini.
摆鈥 En entrant dans leurs oeuvres nous sommes d茅sorient茅s par l'absence de composition et d'action apparente, lass茅s par l'effort d'attention et de m茅moire qu'ils nous demandent. Ces esprits paresseux et r茅fl茅chis s'attardent 脿 chaque pas, reviennent sur leur route, suscitent des visions pr茅cises dans le d茅tail, confuses dans l'ensemble, aux contours mal arr锚t茅s; ils font trop large et tirent les choses de trop loin pour les habitudes de notre go没t: le rapport des mots russes aux n么tres est celui du m猫tre et du pied. Malgr茅 tout, nous sommes s茅duits par ces qualit茅s qui paraissent s'exclure, la plus na茂ve simplicit茅 et la subtilit茅 de l'analyse psychologique; nous sommes 茅merveill茅s par une compr茅hension totale de l'homme int茅rieur que nous n'avions jamais rencontr茅e, par la perfection du naturel, par la v茅rit茅 des sentiments et du langage chez tous les acteurs. Les romans russes 茅tant presque toujours 茅crits par des gens de condition, nous y retrouvons, pour la premi猫re fois, les habitudes et le ton des meilleures compagnies, sans une seule fausse note; mais, en quittant la Cour, ces observateurs impeccables font parler un paysan avec la m锚me propri茅t茅, sans travestir un instant son humble pens茅e. Par les seules vertus du naturel et de l'茅motion, le r茅aliste 罢辞濒蝉迟辞茂 arrive, comme George Eliot, 脿 faire des histoires les plus banales une 茅pop茅e tranquille, saisissante pourtant; il nous contraint de saluer en lui le plus grand 茅vocateur de la vie qui ait peut-锚tre paru depuis Goethe. 禄 (p. xlv-xlvii)

芦 L脿 o霉 nous avons 茅chou茅, les Anglais et les Russes ont r茅ussi, parce qu'ils appliquaient tout entier le pr茅cepte de cr茅ation; ils prenaient l'homme dans le limon, mais ils lui inspiraient le souffle de vie et ils formaient 鈥� des 芒mes vivantes 鈥�. 禄聽 (p. xlvii)

芦 Cet esprit [europ茅en] nous 茅chappe; les philosophies et les litt茅ratures de nos rivaux font lentement sa conqu锚te. Cet esprit n'est plus le n么tre; nous ne le communiquons pas, nous le suivront 脿 la remorque, avec succ猫s parfois; mais suivre n'est plus guider. Je n'ignore pas que notre 茅norme production romanesque peut encore se targuer de triompher sur les grands march茅s de librairie; on l'ach猫te par habitude et par mode, on s'en amuse un instant; mais, sauf de rares exceptions, le livre qui agit et nourrit, celui qu'on prend avec s茅rieux, qu'on lit dans la famille assembl茅e et qui fa莽onne 脿 la longue les intelligences, ce livre ne vient plus de Paris. Je note ici, le coeur chagrin et d茅sirant me tromper, l'observation qui r茅sume pour moi un long commerce avec l'茅tranger: les id茅es g茅n茅rales qui transforment l'Europe ne sortent plus de l'芒me fran莽aise. Aussi malheureuse que notre politique, dessaisie de l'empire mat茅riel du monde, notre litt茅rature laisse perdre par ses fautes l'empire intellectuel qui 茅tait notre patrimoine incontest茅. 禄 (p. xlviii)

芦 Comme tout ce qui existe, la litt茅rature est un organisme qui vit de nutrition; elle doit s'assimiler sans cesse des 茅l茅ments 茅trangers pour les transformer en sa propre substance. Si l'estomac est bon, l'assimilation est sans danger; s'il est trop us茅, il ne lui reste que le choix de p茅rir pas inanition ou par indigestion. Si tel 茅tait notre cas, un brouet russe de plus ou de moins ne changerait rien 脿 notre arr锚t de mort. 禄 (p. liii)

芦 Quand le grand si猫cle commen莽a, la litt茅rature agonisait dans les mi猫vreries de l'h么tel de Rambouillet; Corneille alla faire ses provisions en Espagne, et Moli猫re fit de m锚me en Italie. Nous avions une merveilleuse sant茅 et nous v茅c没mes deux cents ans sur notre propre fonds. D'autres besoins naquirent avec notre dix-neuvi猫me si猫cle, l'茅pargne nationale se trouva derechef tarie; on emprunta alors en Angleterre et en Allemagne, et la litt茅rature, remise 脿 flot, eut le beau renouveau que l'on sait. Voici les temps de famine et d'an茅mie revenus pour elle: les Russes arrivent 脿 point; si nous sommes encore capables de dig茅rer, nous referons notre sang 脿 leurs d茅pens. 脌 ceux qui rougiraient de devoir quelque chose au 鈥� barbares 鈥�, rappelons que le monde intellectuel est une vaste soci茅t茅 de secours mutuels et de charit茅. 禄 (p. liii-liv)

芦 M茅rim茅e a r茅v茅l茅 脿 la France le nom de Gogol, il a dit, avec la sagacit茅 habituelle de son jugement, ce qu'il fallait admirer dans le premier des prosateurs russes. Toutefois, M茅rim茅e ne connaissait qu'une partie de l'oeuvre de son ami; et dans cette oeuvre, il a surtout 茅tudi茅 une raret茅 litt茅raire. Nous exigeons davantage aujourd'hui; notre curiosit茅 s'attache 脿 l'homme; 脿 travers l'homme elle poursuit le secret de la race. 禄 (p. 71)

顿辞蝉迟辞茂别惫蝉办测

[脌 propos de Dosto茂evski]
芦 Voici venir le Scythe, le vrai Scythe, qui va r茅volutionner toutes nos habitudes intellectuelles. Avec lui, nous rentrons au coeur de Moscou, dans cette monstrueuse cath茅drale de Saint-Basile, d茅coup茅e et peinte comme une pagode chinoise, b芒tie par des architectes tartares, et qui abrite pourtant le Dieu chr茅tien. Sortis de la m锚me 茅cole, port茅s par le m锚me mouvement d'id茅es, d茅butant ensemble la m锚me ann茅e, Tourgu茅nef et 顿辞蝉迟辞茂别惫蝉办测 pr茅sentent des contrastes bien tranch茅s; ils ont un trait de ressemblance, le signe ineffable des 鈥� ann茅es quarante 鈥�, la sympathie humaine. Chez 顿辞蝉迟辞茂别惫蝉办测, cette sympathie s'exalta en piti茅 d茅sesp茅r茅e pour les humbles, et sa piti茅 le fit ma卯tre de ce peuple, qui crut en lui. 禄 (p. 203)

芦 Il y a des liens secrets entre toutes les formes d'art n茅es 脿 la m锚me heure; l'inclination qui porta ces 茅crivains russes 脿 l'茅tude de la vie r茅elle, et l'attrait qui ramenait, vers la m锚me 茅poque, nos grands paysagistes fran莽ais 脿 l'observation de la nature, semblent d茅couler du m锚me sentiment. Corot, Rousseau, Millet donneraient une id茅e assez exacte de la tendance commune et des nuances personnelles dans les trois talents que nous d茅chiffrons; la pr茅f茅rence que l'on garde 脿 l'un de ces peintres pr茅juge le go没t que l'on ressentira pour l'un de ces romanciers. Je ne voudrais pas forcer la comparaison, mais elle est encore le seul moyen de mettre vite l'esprit 脿 l'aise dans l'inconnu: Tourgu茅nef a la gr芒ce et la po茅sie de Corot; 罢辞濒蝉迟辞茂, la grandeur simple de Rousseau, 顿辞蝉迟辞茂别惫蝉办测, l'芒pret茅 tragique de Millet. 禄聽 (p. 203-204)

芦 L'茅ducation classique a manqu茅 脿 顿辞蝉迟辞茂别惫蝉办测; elle lui e没t donn茅 la politesse et l'茅quilibre qu'on gagne au commerce pr茅coce des lettres. Il y suppl茅ait tant bien que mal en lisant Pouchkine et Gogol, les romans fran莽ais, Balzac, Eug猫ne Su毛, George Sand, qui para卯t avoir eu un grand ascendant sur son imagination. Mais Gogol 茅tait son ma卯tre favori; les 脗mes mortes lui r茅v茅laient ce monde des humbles vers lequel il se sentait attir茅. 禄 (p. 206)

[脌 propos de聽les Pauvres Gens]
芦 La structure est si solide, les mat茅riaux si simples et si bien sacrifi茅s 脿 l'impression d'ensemble, qu'un fragment d茅tach茅 perd toute sa valeur; il ne signifie pas plus que la pierre arrach茅e d'un temple grec, o霉 toute la beaut茅 r茅side dans les lignes g茅n茅rales. C'est le don inn茅 chez les grands romanciers russes; les pages de leurs livres s'accumulent sans bruit, gouttes d'eau lentes et creusantes; tout d'un coup, et sans avoir aper莽u la crue, on se trouve perdu sur un lac profond, submerg茅 par cette m茅lancolie qui monte.
Un autre trait leur est commun, o霉 Tourgu茅nef excella et o霉 顿辞蝉迟辞茂别惫蝉办测 l'a peut-锚tre d茅pass茅: l'art d'茅veill茅 avec une ligne, un mot, des r茅sonances infinies, des s茅ries de sentiments et d'id茅es. Dans les Pauvres Gens, cet art est d茅j脿 tout entier. Les mots que vous lisez sur ce papier, il semble qu'ils ne soient pas 茅crits en longueur, mais en profondeur; ils tra卯nent derri猫re eux de sourdes r茅percussions, qui vont se perdre on ne sait o霉; c'est le clavier de l'orgue, ces touches 茅troites d'o霉 le son para卯t sortir, et qui se relient par d'invisibles conduites au vaste coeur de l'instrument, au r茅servoir d'harmonie o霉 grondent les temp锚tes. Quand on tourne la derni猫re page, on conna卯t les deux personnages comme si l'on e没t v茅cu des ann茅es aupr猫s d'eux; l'auteur ne nous a pas dit la milli猫me partie de ce que nous savons sur eux, et cependant nous le savons de science certaine, tant ses indications sont r茅v茅latrices. J'en demande pardon 脿 nos 茅coles de pr茅cision et d'exactitude, mais d茅cid茅ment l'茅crivain est surtout puissant par ce qu'il ne dit pas: nous lui sommes reconnaissants de tout ce qu'il nous laisse deviner. 禄 (p. 215-216)

芦 Ils [Russes] voient les choses et les figures dans le jour gris de la premi猫re aube; les contours, mal arr锚t茅s, finissent dans un possible confus et nuageux; ce sont des portraits de M. Henner en regard de nos portraits d'Ingres. Et la langue, surtout cette langue populaire qu'emploie volontiers 顿辞蝉迟辞茂别惫蝉办测, s'y pr锚te merveilleusement, avec son ind茅termination et sa fluidit茅.
La plupart de ces natures peuvent se ramener 脿 un type commun: l'exc猫s d'impulsion, l'otcha茂ani茅, cet 茅tat de coeur et d'esprit pour lequel je m'efforce vainement de trouver un 茅quivalent dans notre langue. 顿辞蝉迟辞茂别惫蝉办测 l'analyse en maint endroit: 鈥� C'est la sensation d'un homme qui, du haut d'une tour 茅lev茅e, se penche sur l'ab卯me b茅ant et 茅prouve un frisson de volupt茅 脿 l'id茅e qu'il pourrait se jeter la t锚te la premi猫re. 摆鈥 鈥� 禄 (p. 226-227)

芦 Quand on ouvre ce livre [Crime et ch芒timent], la note est tout d'abord si navr茅e qu'on se demande comment l'茅crivain m茅nagera sa gradation, comment il appliquera sa mani猫re constante, l'accumulation des touches sombres, la lente progression de tristesse et de terreur. Il y a r茅ussi: ceux-l脿 s'en rendront compte qui auront le courage d'aller jusqu'au chapitre des peines corporelles, jusqu'脿 la description de l'h么pital o霉 les for莽ats viennent se remettre apr猫s les ex茅cutions. Je ne pense pas qu'il soit possible de peindre des souffrances plus atroces dans un carde plus r茅pugnant. Voil脿 qui est fait pour d茅courager nos naturalistes: je les d茅fie d'aller jamais aussi loin dans la sanie.
Et pourtant 顿辞蝉迟辞茂别惫蝉办测 n'est pas de leur 茅cole. La diff茅rence est malais茅e 脿 expliquer, mais elle se sent. 摆鈥 Tout est dans l'intention de l'茅crivain; si subtils que soient les stratag猫mes de son art, il ne trompe pas le lecteur sur cette intention. Quand son r茅alisme n'est qu'une recherche bizarre, il peut 茅veiller nos curiosit茅s malsaines, mais dans notre for int茅rieur nous le condamnons, et nous-m锚mes par-dessus le march茅, ce qui ne contribue pas 脿 nous faire aimer l'auteur. S'il est visible, au contraire, que cette esth茅tique particuli猫re sert une id茅e morale, qu'elle enfonce plus profond茅ment une le莽on dans notre esprit, nous pouvons discuter l'esth茅tique, mais notre sympathie est acquise 脿 l'auteur; ses peintures d茅go没tantes s'ennoblissent, comme l'ulc猫re sous les doigts de la Soeur de charit茅.
Tel est le cas de 顿辞蝉迟辞茂别惫蝉办测. Il a 茅crit pour gu茅rir. Il a soulev茅 d'une main prudente, mais impitoyable, la toile qui cachait aux regards des Russes eux-m锚mes cet enfer sib茅rien, le cercle de glace de Dante, perdu dans des brumes lointaines. Les聽Souvenirs de la maison des morts聽ont 茅t茅 pour la d茅portation ce que les R茅cits d'un chasseur聽avaient 茅t茅 pour le servage, le coup de tocsin qui a pr茅cipit茅 la r茅forme. 禄 (p. 236-237)

芦 En v茅rit茅, le d茅sespoir me prend quand j'essaye de faire comprendre ce monde au n么tre, c'est-脿-dire de relier par des id茅es communes des cerveaux hant茅s d'images si diff茅rentes, p茅tris par des mains diverses. Ces gens-l脿 viennent tout droit des Actes des ap么tres, depuis le paysan du raskol qui cherche la 鈥渟ouffrance鈥�, jusqu'脿 l'茅crivain qui raconte la sienne avec une douceur r茅sign茅e. 禄 (p. 238)

[脌 props de聽Humili茅s et offens茅s]
芦 L'exposition trop lente, l'action dramatique double choquent toutes nos habitudes de composition; au moment o霉 nous nous int茅ressons 脿 l'intrigue, il en surgit une seconde 脿 l'arri猫re-plan, distincte, et qui semble copi茅e sur la premi猫re. Je croirais volontiers que l'茅crivain a cherch茅 dans ce d茅doublement un effet d'art tr猫s subtil, par un proc茅d茅 emprunt茅 脿 ceux des musiciens; le drame principal 茅veille dans le lointain un 茅cho; c'est le dessin m茅lodique de l'orchestre, transposant les choeurs qu'on entend sur la sc猫ne. Ou bien, si l'on pr茅f猫re, les deux romans conjugu茅s imitent le jeu de deux miroirs oppos茅s, se renvoyant l'un 脿 l'autre la m锚me image. C'est trop de finesse pour le public. 禄 (p. 240-241)

芦 En g茅n茅ral, nous prenons un roman pour y chercher du plaisir et non une maladie; or, la lecture de Crime et ch芒timent, c'est une maladie qu'on se donne b茅n茅volement; il en reste une courbature morale. 摆鈥 Tout le livre est un duel entre l'茅crivain, qui veut nous imposer une v茅rit茅, une fiction ou une 茅pouvante, et le lecteur, qui se d茅fend avec son indiff茅rence ou sa raison; dans le cas actuel, la puissance d'茅pouvante de l'茅crivain est trop sup茅rieure 脿 la r茅sistance nerveuse d'une organisation moyenne; cette derni猫re est tout de suite vaincue, tra卯n茅e dans d'indicibles angoisses. 摆鈥 Hoffmann, Edgar Po毛, Baudelaire, tous les classiques du genre inqui茅tant que nous connaissions jusqu'ici ne sont que des mystificateurs en comparaison de 顿辞蝉迟辞茂别惫蝉办测; on devine dans leurs fictions le jeu du litt茅rateur; dans聽Crime et ch芒timent,聽on sent que l'auteur est tout aussi terrifi茅 que nous par le personnage qu'il a tir茅 de lui-m锚me. 禄 (p. 246-247)

芦 N'allez pas croire, sur cet expos茅 rapide, que 顿辞蝉迟辞茂别惫蝉办测 ait g芒ch茅 son sujet avec la th猫se stupide qui tra卯ne dans nos romans depuis cinquante ans, le for莽at et la prostitu茅e se rachetant mutuellement par l'amour. Malgr茅 la similitude des conditions, nous sommes ici 脿 mille lieues de cette conception banale, on le comprendra vite en lisant les d茅veloppements du livre. Le trait de clairvoyance, c'est d'avoir devin茅 que, dans l'茅tat psychologique cr茅茅 par le crime, le sentiment habituel de l'amour devait 锚tre modifi茅 comme tous les autres, chang茅 en un sombre d茅sespoir. 禄聽 (p. 249-250)

芦 Les amants qu'il nous repr茅sente ne sont pas faits de chair et de sang, mais de nerfs et de larmes. De l脿 un des traits presque inexplicables de son art; ce r茅aliste, qui prodigue les situations scabreuses et les r茅cits les plus crus, n'茅voque jamais une image troublante, mais uniquement des pens茅es navrantes. 禄 (p. 251)

芦 [脌] mesure que 顿辞蝉迟辞茂别惫蝉办测 accentue sa mani猫re, les morceaux d茅tach茅s signifient de moins en moins; ce qui est infiniment curieux, c'est la trame du r茅cit et des dialogues, ourdie de menues mailles 茅lectriques, o霉 l'on sent courir sans interruption un frisson myst茅rieux. Tel mot auquel on ne prenait pas garde, tel petit fait qui tient une ligne, ont leur contrecoup cinquante pages plus loin; il faut se les rappeler pour s'expliquer les transformations d'une 芒me dans laquelle ces germes d茅pos茅s par le hasard ont obscur茅ment v茅g茅t茅. Ceci est tellement vrai, que la suite devient inintelligible d猫s qu'on saute quelques pages. On se r茅volte contre la prolixit茅 de l'auteur, on veut le gagner de vitesse, et aussit么t on ne comprend plus; le courant magn茅tique est interrompu. 摆鈥 ajoutez la n茅cessit茅 de se reconna卯tre entre une foule de personnages, figures cauteleuses qui glissent 脿 l'arri猫re-plan avec des allures d'ombres; il en r茅sulte pour le lecteur un effort d'attention et de m茅moire 茅gal 脿 celui qu'exigerait un trait茅 de philosophie; c'est un plaisir ou un inconv茅nient, suivant les cat茅gories de lecteurs. 禄 (p. 252-253)

[脌 propos des聽Fr猫res Karamazov]
芦 Les longueurs sont intol茅rables, l'action n'est plus qu'une broderie complaisante qui se pr锚te 脿 toutes les th茅ories de l'auteur 摆鈥 禄 (p. 255)

芦 Depuis deux cents ans, les scoliastes discutent pour savoir si Hamlet 茅tait fou quand il parlait ainsi; suivant qu'on d茅cide la question, la r茅ponse s'applique aux h茅ros de 顿辞蝉迟辞茂别惫蝉办测. On a dit plus d'une fois que l'茅crivain et les personnages qui le refl猫tent 茅taient simplement des fous: dans la m锚me mesure qu'Hamlet.
Pour ma part je crois le mot inintelligent et mauvais; il faut le laisser aux 芒mes tr猫s simples, qui se refusent 脿 admettre des 茅tats psychiques diff茅rents de ceux qu'elles connaissent par l'exp茅rience personnelle. 禄 (p. 256)

芦 Ils [les personnages] sont concentr茅s dans leur contemplation intime, acharn茅s 脿 s'analyser; l'auteur leur commande-t-il l'action? ils s'y pr茅cipitent d'un premier mouvement, dociles aux impulsions d茅sordonn茅es de leurs nerfs, sans frein et sans raison r茅gulatrice; vous diriez des volont茅s l芒ch茅es en libert茅, des forces 茅l茅mentaires. Observez les indications physiques reproduites 脿 sati茅t茅 dans le r茅cit; elles nous font deviner la perturbation des 芒mes par l'attitude des corps. Quand on nous pr茅sente un personnage, ce dernier n'est presque jamais assis 脿 une table, livr茅 脿 quelque occupation. 摆鈥 Jamais ces gens-l脿 ne mangent; ils boivent du th茅, la nuit. Beaucoup sont alcooliques. Ils dorment 脿 peine, et, quand ils dorment, ils r锚vent; on trouve plus de r锚ves dans l'oeuvre de 顿辞蝉迟辞茂别惫蝉办测 que dans toute notre litt茅rature classique. Ils ont presque toujours la fi猫vre; vous tournerez rarement vingt pages sans rencontrer l'expression "茅tat fi茅vreux". 禄 (p. 256-257)

芦 Tourgu茅nef avait le premier devin茅 et trait茅 le grand sujet contemporain, le nihilisme; il se l'茅tait appropri茅 dans une oeuvre c茅l猫bre,聽P猫re et fils. Mais, depuis 1861, le nihilisme avait m没ri, il fallait passer de la m茅taphysique 脿 l'action; 顿辞蝉迟辞茂别惫蝉办测 茅crivit聽les 笔辞蝉蝉茅诲茅蝉聽pour prendre sa revanche; trois ans apr猫s. 禄 (p. 261)

[脌 propos des聽笔辞蝉蝉茅诲茅蝉]
芦 Le plus grand m茅rite de ce livre confus, mal b芒ti, ridicule souvent et encombr茅 de th茅ories apocalyptiques, c'est qu'il nous laisse malgr茅 tout une id茅e nette de ce qui fait la force des nihilistes. Cette force ne r茅side pas dans les doctrines, absentes, ni dans la puissance d'organisation, surfaite; elle g卯t uniquement dans le caract猫re de quelques hommes. 禄 (p. 263)

芦 Le roman fran莽ais se fait de plus en plus l茅ger, preste 脿 se glisser dans un sac de voyage, pour quelques heures de chemin de fer; le lourd roman russe s'appr锚te 脿 tr么ner longtemps sur la table de famille, 脿 la campagne, durant les longues soir茅es d'hiver; il 茅veille les id茅es connexes de patience et d'茅ternit茅. 禄 (p. 266)

芦 Si l'on se place au point de vue de notre esth茅tique et de nos go没ts, ce jugement est malais茅 脿 formuler. Il faut consid茅rer 顿辞蝉迟辞茂别惫蝉办测 comme un ph茅nom猫ne d'un autre monde, un monstre incomplet et puissant, unique par l'originalit茅 et l'intensit茅. Au frisson qui vous prend en approchant quelques-uns de ses personnages, on se demande si l'on est pas en face du g茅nie; mais on se souvient vite que le g茅nie n'existe pas dans les lettres sans deux dons sup茅rieurs, la mesure et l'universalit茅; la mesure, c'est-脿-dire l'art d'assujettir ses pens茅es, de choisir entre elles, de condenser en quelques 茅clairs toute la clart茅 qu'elles rec猫lent; l'universalit茅, c'est-脿-dire la facult茅 de voir la vie dans tout son ensemble, de la repr茅senter dans toutes ses manifestations harmonieuses. Le monde n'est pas fait seulement de t茅n猫bres et de larmes; on y trouve, m锚me en Russie, de la lumi猫re, de la gaiet茅, des fleurs et des joies. 顿辞蝉迟辞茂别惫蝉办测 n'en a vu que la moiti茅, puisqu'il n'a 茅crit que deux sortes de livres, des livres douloureux et des livres terribles. C'est un voyageur qui a parcouru tout l'univers et admirablement d茅crit tout ce qu'il a vu, mais qui n'a jamais voyag茅 que de nuit. Psychologue incomparable, d猫s qu'il 茅tudie des 芒mes noires ou bless茅es, dramaturge habile, mais born茅 aux sc猫nes d'effroi et de piti茅. 禄 (p. 267)

芦 Nul n'a pouss茅 plus avant le r茅alisme 摆鈥; nul n'a os茅 davantage dans le chim茅rique. 摆鈥 Appelons cela, si vous voulez, du r茅alisme mystique. 禄 (p. 267-268)

芦 Peut-锚tre faudrait-il dire de lui ce qu'il disait de toute sa race, dans une page de聽Crime et ch芒timent: 鈥� L'homme russe est un homme vaste, vaste comme sa terre, terriblement enclin 脿 tout ce qui est fantastique et d茅sordonn茅; c'est un grand malheur d'锚tre vaste sans g茅nie particulier. 鈥� 禄 (p. 269)

罢辞濒蝉迟辞茂

芦 Son premier grand roman est contemporain de聽P猫re et fils; mais entre les deux romanciers il y a un ab卯me. L'un se r茅clamait encore des traditions du pass茅 et de la ma卯trise europ茅enne, il rapportait chez-lui l'instrument de pr茅cision qu'il tenait de nous; l'autre a rompu avec le pass茅, avec la servitude 茅trang猫re; c'est la Russie nouvelle, pr茅cipit茅e dans les t茅n猫bres 脿 la recherche de ses voies, r茅tive aux avertissements de notre go没t, et souvent incompr茅hensible pour nous. Ne lui demandez pas de se borner, ce dont elle est le moins capable, de concentrer son application sur un point, de subordonner sa conception de la vie 脿 une doctrine; elle veut des repr茅sentations litt茅raires qui soient 脿 l'image du chaos moral o霉 elle souffre: 罢辞濒蝉迟辞茂 arrive pour lui donner. Avant tout autre, il est 脿 la fois le traducteur et le propagateur de cet 茅tat d'芒me russe qu'on a appel茅 le nihilisme. 禄聽 (p. 280)

芦 L'茅crivain remplit la double fonction du miroir, qui r茅fl茅chit la lumi猫re et la renvoie d茅cupl茅e d'intensit茅, br没lante, communiquant le feu. 禄 聽p. 280.

芦 Des critiques ont appel茅 Tourgu茅nef le p猫re du nihilisme, parce qu'il avait dit le nom de la maladie et en avait d茅crit quelques cas; autant vaudrait affirmer que le chol茅ra est import茅 par le premier m茅decin qui en donne le diagnostique, et non par le premier chol茅rique atteint du fl茅au. Tourgu茅nef a discern茅 le mal et l'a 茅tudi茅 objectivement; 罢辞濒蝉迟辞茂 en a souffert depuis le premier jour, sans avoir d'abord une conscience bien nette de son 茅tat. 禄 聽p. 281.

芦 Par une singuli猫re et fr茅quente contradiction, cet esprit troubl茅, flottant, qui baigne dans les brumes du nihilisme, est dou茅 d'une lucidit茅 et d'une p茅n茅tration sans pareilles pour l'茅tude scientifique des ph茅nom猫nes de la vie. Il a la vue nette, prompte, analytique, de tout ce qui est sur terre, 脿 l'int茅rieur comme 脿 l'ext茅rieur de l'homme; les r茅alit茅s sensibles d'abord, puis le jeu des passions, les plus fugitifs mobiles des actions, les plus l茅gers malaises de la conscience. On dirait l'esprit d'un chimiste anglais dans l'芒me d'un bouddhiste hindou; se charge qui pourra d'expliquer cet 茅trange accouplement: celui qui y parviendra expliquera toute la Russie. 禄 聽p. 282.

芦 罢辞濒蝉迟辞茂 se prom猫ne dans la soci茅t茅 humaine avec une simplicit茅, un naturel, qui semblent interdits aux 茅crivains de notre pays; il regarde, il 茅coute, il grave l'image et fixe l'茅cho de ce qu'il a vu et entendu; c'est pour jamais, et d'une justesse qui force notre applaudissement. Non content de rassembler les traits 茅pars de la physionomie sociale, il les d茅compose jusque dans leurs derniers 茅l茅ments avec je ne sais quel acharnement subtil; toujours pr茅occup茅 de savoir comment et pourquoi un acte est produit, derri猫re l'acte visible il poursuit la pens茅e initiale, il ne la l芒che plus qu'il ne l'ait mise 脿 nu, retir茅e du coeur avec ses racines secr猫tes et d茅li茅es.
Par malheur, sa curiosit茅 ne s'arr锚te pas l脿; ces ph茅nom猫nes qui lui offrent un terrain s没r quand il les 茅tudie isol茅es, il en veut conna卯tre les rapports g茅n茅raux, il veut remonter aux lois qui gouvernent ces rapports, aux causes inaccessibles. Alors ce regard clair s'obscurcit, l'intr茅pide explorateur perd pied, il tombe dans l'ab卯me des contradictions philosophiques; en lui, autour de lui, il ne sent que le n茅ant et la nuit; pour combler ce n茅ant, pour illuminer cette nuit, les personnages qu'il fait parler proposent les pauvres explications de la m茅taphysique; et soudain, irrit茅s de ces sottises d'茅cole, ils se d茅robent eux-m锚mes 脿 leurs explications.
摆鈥 Enfin, las de douter, las de chercher, convaincu que tous les calculs de la raison n'aboutissent qu'脿 une faillite honteuse, fascin茅 par le mysticisme qui guettait depuis longtemps son 芒me inqui猫te, le nihiliste vient brusquement s'abattre aux pieds d'un Dieu. 禄 (p. 283)

芦 Mais cette observation maladive, fastidieuse quand elle s'attache aux menus faits, devient un instrument merveilleux quand elle s'applique 脿 l'芒me et s'appelle psychologie. Ce sont des projections de lumi猫re sur le for int茅rieur, sans aucune faiblesse pour l'amour-propre; l'homme se voit et se peint laid. 禄 (p. 288-289)

芦 Tourgu茅nef, dans son D茅sesp茅r茅, 顿辞蝉迟辞茂别惫蝉办测, en maint endroit de ses romans, nous ont d茅j脿 fait conna卯tre la maladie nationale [le nihilisme]; la聽Maison des morts聽nous en a montr茅 plusieurs cas identiques 脿 ceux que 罢辞濒蝉迟辞茂 nous cite; rien de distingue plus ces 茅crivains si diff茅rents, quand ils se rencontrent sur ce chapitre et se complaisent 脿 nous d茅crire cet acc猫s au nom intraduisible, l'otcha茂ani茅. Si vous consulter le dictionnaire, il vous donnera pour 茅quivalent notre mot de d茅sespoir; mais le dictionnaire est un pauvre changeur, qui n'a jamais la monnaie exacte, et vous rend des pi猫ces fran莽aises contre les pi猫ces 茅trang猫res, sans tenir compte de l'茅cart des valeurs. En r茅alit茅, pour traduire ce terme, il faudrait fondre ensemble des parties de vingt autres: d茅sespoir, fatalisme, sauvagerie, asc茅tisme, que sais-je encore? Un certain entrain triste et fou, l'entrain du conscrit ivre qui part en chantant, avec des larmes au fond des paupi猫res. L'otcha茂ani茅, c'est le sentiment, unique en sa racine, qui jette toutes ces jeunes filles, selon le hasard de l'instant, au suicide, 脿 l'ambulance, au clo卯tre, 脿 la propagande, au meurtre, au d茅sordre; c'est lui qui conduit cet 茅tudiant tranquille, parti pour tuer, et ce boh茅mien de postillon qui pousse sa tro茂ka ventre 脿 terre, la nuit, dans les fondri猫res, enivr茅 d'aller tr猫s vite dans l'inconnu dangereux; c'茅tait peut-锚tre le nom qu'il fallait donner 脿 la maladie d'Hamlet, quand il transper莽ait de son 茅p茅e le p猫re de sa ma卯tresse, tout en d茅bitant ses lazzi, c'est la s茅duction et l'茅pouvante du pays de folie froide, o霉 l'on ne veut de la vie que les extr锚mes, o霉 l'on sait tout supporter, except茅 les sorts m茅diocres, o霉 l'on aime mieux s'an茅antir que se mod茅rer. 禄 (p. 291-292)

芦 L'appellation de roman convient-elle bien 脿 cette oeuvre compliqu茅e? 摆鈥聽Guerre et paix聽est une somme, la somme des observations de l'auteur sur tout le spectacle humain 摆鈥 le fil tr猫s simple et tr猫s l芒che de l'action romanesque sert 脿 rattacher des chapitres d'histoire, de politique, de philosophie, empil茅s p锚le-m锚le dans cette polygraphie du monde russe. Essayez de concevoir les Mis茅rables de Victor Hugo, repris en sous-oeuvre par Dickens avec son travail de termite, puis fouill茅s 脿 nouveau par la plume froide et curieuse de Stendhal, vous aurez peut-锚tre une id茅e de l'ordonnance g茅n茅rale du livre, de cette alliance unique entre le grand souffle 茅pique et les infiniment petits de l'analyse. 禄 (p. 293-294)

芦 De m锚me, l'茅tranger qui n'aurait pas lu 罢辞濒蝉迟辞茂 se flatterait vainement de conna卯tre la Russie du dix-neuvi猫me si猫cle, et celui qui voudrait 茅crire l'histoire de ce pays aurait beau compulser toutes les archives, il ne ferait qu'une oeuvre morte s'il n茅gligeait de consulter cet in茅puisable r茅pertoire de la vie nationale. 禄 (p. 294)

芦 Aussi les esprits passionn茅s pour l'histoire ne seront-ils pas s茅v猫res 脿 ce fouillis de personnages, 脿 cette succession d'incidents banals qui encombrent l'action. En sera-t-il pour ceux qui ne cherchent dans la fiction romanesque qu'un divertissement? Ceux-l脿, 罢辞濒蝉迟辞茂 va d茅router leurs habitudes. Cet analyste minutieux ignore ou d茅daigne la premi猫re op茅ration de l'analyse, si naturelle au g茅nie fran莽ais, nous voulons que le romancier choisisse, qu'il s茅pare un personnage, un fait, du chaos des 锚tres et des choses, afin d'茅tudier isol茅ment l'objet de son choix. Le Russe, domin茅 par le sentiment de la d茅pendance universelle, ne se d茅cide pas 脿 trancher les mille liens qui rattachent un homme, une action, une pens茅e, au train total du monde; il n'oublie jamais que tout est conditionn茅 par tout. Imaginez le Latin et de Slave devant une lunette d'approche: le premier met l'instrument au point, c'est-脿-dire qu'il raccourcit volontairement son champ de vision et voit plus petit pour voir plus net; le second d茅veloppe toute la puissance des lentilles, agrandit l'horizon, et voit trouble pour voir plus loin. 禄 (p. 295)

芦 Voici, je crois, la diff茅rence entre le conteur classique et l'imitateur scrupuleux des proc茅d茅s de la vie, comme 罢辞濒蝉迟辞茂; un livre, c'est un salon rempli d'inconnus: le premier vous y introduit d'office et vous d茅voile d'embl茅e les mille intrigues qui s'y croisent; avec le second, vous devez vous pr茅senter vous-m锚me, p茅n茅trer 脿 force d'usage les gens marquants, les rapports et les passions de tout ce monde, vivre enfin dans cette compagnie de fiction comme vous avez v茅cu dans la compagnie r茅elle. 禄 (p. 296)

芦 C'est un des ph茅nom猫nes les plus finement observ茅s par 罢辞濒蝉迟辞茂, cette influence variable des milieux sur l'homme; il se pla卯t 脿 plonger successivement un de ses personnages dans des atmosph猫res diverses, celle du r茅giment, de la campagne, du grand monde, et 脿 nous montrer les mutations morales correspondantes. Quand le personnage, apr猫s avoir agi un certain temps sous l'empire de pens茅es ou de passions 茅trang猫res, est ressaisi, baign茅 par son milieu habituel, ses vues sur toutes choses changent aussit么t. 禄 (p. 304)

芦 Ce pr茅cepte fondamental de l'art classique, l'茅crivain r茅aliste l'a retrouv茅 dans son souci d'imiter la vie r茅elle, o霉 nous devinons les gens 脿 des indices semblables, sans qu'on nous ait instruits de leur condition et de leurs qualit茅s. C'est qu'il y a bien de l'art dans ce chaos apparent, bien du choix dans cette formidable accumulation de d茅tails. 禄聽 (p. 305)

芦 La mani猫re de 罢辞濒蝉迟辞茂 ne s'est en rien modifi茅e depuis Guerre te paix; c'est toujours ce savant ing茅nieur, introduit dans une immense usine et la visitant lentement, avec la passion de conna卯tre le m茅canisme de chaque engin; il d茅monte la plus petite pi猫ce, mesure les tensions, 茅prouve la justesse des balanciers, d茅m锚le les actions transmises par les pistons et les engrenages; il cherche avec d茅sespoir le moteur central qui lui 茅chappe, l'invisible r茅servoir de la force. Tandis qu'il exp茅rimente le jeu des machines, nous, spectateurs, nous voyons sortir des m茅tiers la r茅sultante de tout ce travail, la d茅licate broderie aux dessins infinis, la vie. 禄聽 (p. 320)

芦 Quelle est l'analogie r茅elle entre l'art de 罢辞濒蝉迟辞茂 et l'art fran莽ais de nos jours? Sous la similitudes des physionomies, quelles diff茅rences radicales s茅parent ces deux arts?
Si l'on ne s'en tient qu'aux apparences, on retrouve chez 罢辞濒蝉迟辞茂, qui a devanc茅 notre nouvelle 茅cole, beaucoup de l'esprit et des proc茅d茅s de celle-ci; le nihilisme et le pessimisme comme inspiration, le naturalisme, l'impressionnisme et l'impassibilit茅 comme moyens.摆鈥
罢辞濒蝉迟辞茂 emploie tous ces proc茅d茅s, il les pousse aussi loin qu'aucun de nos romanciers; comment se fait-il qu'il produise sur le lecteur une impression si diff茅rente? Pour ce qui est du naturalisme et de l'impressionnisme, tout le secret est dans une question de mesure. Ce que d'autres recherchent, lui le rencontre et ne l'茅vite pas. Il laisse une place 脿 la trivialit茅, parce qu'il y en a une dans la vie, et qu'il veut peindre toute la vie. 摆鈥 罢辞濒蝉迟辞茂 nous en montre juste ce qu'il faut pour qu'on ne le soup莽onne pas d'avoir balay茅 d'avance la rue et la maison. 摆鈥
Quant 脿 l'impassibilit茅, celle de 罢辞濒蝉迟辞茂 s'impose pour des raisons plus profondes. 摆鈥 罢辞濒蝉迟辞茂, lui aussi, traite de haut ses personnages, et sa froideur touche de bien pr猫s 脿 l'ironie; mais, derri猫re les marionnettes qu'il fait mouvoir, ce n'est pas sa pauvre main d'homme que j'aper莽ois, c'est quelque chose d'occulte et de formidable, l'ombre de l'infini toujours pr茅sente; non pas un de ces dogmes arr锚t茅s, une de ces cat茅gories de l'id茅e divine sur lesquelles mon nihilisme pourrait mordre; non, mais une interrogation muette sur l'inaccessible, un soupir lointain de la fatalit茅 dans le n茅ant. 禄 (p. 321-324)

芦 [C]omment tiendrais-je pour des mages impassibles, ou simplement pour des traducteurs sinc猫res de la r茅alit茅, ces artistes que je sens pr茅occup茅s tout le temps de leurs effets, M. Beyle qui aiguise des concetti, M. Flaubert qui essaye des p茅riodes musicales, des rythmes sonores de mots? 罢辞濒蝉迟辞茂 est plus logique; il sacrifie le style pour mieux s'effacer devant son oeuvre. 禄聽 (p. 325)

芦 Je veux noter encore une diff茅rence entre le r茅alisme de 罢辞濒蝉迟辞茂 et le n么tre; le sien s'applique de pr茅f茅rence 脿 l'茅tude des 芒mes difficiles, de celles qui se d茅fendent contre l'observateur par les raffinements de l'茅ducation et le masque des conventions sociales. Cette lutte entre le peintre et son mod猫le me passionne, et je ne suis pas le seul. 禄 (p. 326)

芦 Vous ne retenez ce public que par l'obsc茅nit茅, par une prime 脿 ses instincts les plus brutaux; nous attendons encore le roman naturaliste de moeurs populaire qui se fera lire en restant d茅cent. 禄 (p. 327)

芦 J'ai essay茅 de d茅m锚ler les traits qui semblent faire rentrer 罢辞濒蝉迟辞茂 dans tels ou tels compartiments invent茅s par notre rh茅torique; au fond, je sens bien qu'il leur 茅chappe et qu'il m'茅chappe. C'est que toutes ces 茅tiquettes sont assez factices, toutes ces querelles assez pu茅riles. Avec notre go没t de sym茅trie, nous forgeons des classifications born茅es pour nous reconna卯tre dans le d茅sordre et la libert茅 de l'esprit humain.禄聽聽p. 327-328.

芦 Nul de ces romanciers ne se propose un but purement litt茅raire; toute leur oeuvre est command茅e par un double souci, celui de la v茅rit茅 et de la justice. 鈥� Double pour nous, unique pour eux; v茅rit茅, justice, le mot russe pravda a les deux acceptions, ou pour mieux dire il implique les deux id茅es en une seule indivisible. C'est un point de grande cons茅quence et bien digne de nos r茅flexions: car les langues trahissent les conceptions philosophiques des races. 禄聽 (p. 341-342)
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