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(1926-2016)

Dossier

Le roman selon Michel Butor

Le roman selon Michel Butor, par Katerine Gosselin, 11 novembre 2009

Dans son recueil Essais sur le roman (1969), Michel Butor aborde le roman comme « une forme particulière de récit », celui-ci étant « un des constituants essentiels de notre appréhension de la réalité ». La particularité du genre, pour Butor, réside d'abord dans l'adhésion qu'il entraîne chez son lecteur, adhésion qui, sans s'appuyer sur aucune ressource extérieure, est assurée par la seule cohérence interne de l'oeuvre. Parce qu'il suffit seul à faire apparaître le réel, le roman est le « laboratoire du récit » : sa spécificité réside ultimement dans sa capacité de se réfléchir, de s'interroger, de s'étudier lui-même en tant que récit, en tant que forme d'appréhension de la réalité. Butor précise l'importance de la recherche continuelle de nouvelles formes romanesques : notre appréhension de la réalité évolue, se transforme avec le temps, et seules des formes nouvelles peuvent intégrer et réfléchir ces transformations. Butor affirme ainsi, en parfait accord avec tous les nouveaux romanciers, que « l'invention formelle dans le roman […] est la condition sine qua non d'un réalisme plus poussé ». La pierre de touche du réalisme dont parle Butor se situe donc dans la forme du roman et dans les relations qu'elle révèle – plus qu'elle ne reflète : ce sont les différents aspects de la forme (le style, la technique, la composition) qui peuvent révéler les relations nouvelles qui redéfinissent continuellement mais insensiblement notre appréhension de la réalité.

Pour Butor, le roman est un genre pleinement « poétique » ; son immense pouvoir d'intégration lui a permis non seulement d'assimiler l'héritage de l'ancienne poésie, mais également de réfléchir cet héritage. Le roman est une poésie qui s'explicite elle-même, capable de montrer comment elle apparaît, comment elle se produit au milieu de la réalité. Faisant référence à la critique de la description romanesque formulée par André Breton dans le premier Manifeste du surréalisme, Butor analyse la description de la chambre de Raskolnikov dans Crime et Châtiment, et conclut que, en raison de son pouvoir d'évocation, cette description est hautement poétique. La description a le pouvoir de rendre le lecteur à la fois absent au monde qui l'entoure et présent au monde romanesque. Selon Butor, ce pouvoir dépend de la liaison des éléments de la description entre eux : une nécessité les attache les uns aux autres et amène le lecteur à les voir d'une manière tout à fait nouvelle, dans l'ensemble particulier qu'ils constituent. Depuis sa naissance, la poésie, affirme Butor, réside dans un détachement par rapport à la banalité quotidienne. Or si le roman est attaché à la banalité, à « la vie de tous les jours dans le langage de tous les jours », il s'y produit par moments, pour le lecteur attentif qui sait le saisir dans sa totalité, de tels détachements poétiques. D'abord rares, exceptionnels, ces détachements en sont venus à constituer presque intégralement la trame romanesque, et à se réfléchir dans sa structure.

Butor trace également une histoire du roman, à partir du rôle qu'y joue la description d'objets et des rapports qu'il instaure entre les individus et les groupes sociaux. Dans les deux cas, Butor lie l'histoire du roman à l'histoire socio-politique. Nous avons surtout voulu faire remarquer comment l'histoire du roman, chez Butor, entérine sa définition ontologique. Sarraute, Simon et Robbe-Grillet hésitaient à donner une définition transhistorique du roman ; l'histoire du genre devait surtout montrer chez eux l'impossibilité de fournir une telle définition, et légitimait en quelque sorte la recherche constante de formes romanesques nouvelles. Chez Butor, avons-nous suggéré, il n'y a pas de contradiction ou de « cassure » entre ce qu'il « cherche à faire » et ce qui a été fait. L'histoire du roman n'est pas chez lui une recherche a posteriori ; elle développe a priori, elle contient en germe les possibilités du genre.

Bibliographie

Ouvrages cités

La plupart des titres recensés sont disponibles dans le recueil Essais sur le roman (1969) qui regroupe des essais de Michel Butor publiés de 1960 à 1964. La bibliographie comprend également une série d'entretiens et de conférences où Butor formule diverses remarques sur son art romanesque, mais ces derniers n'ont pas été dépouillés pour l'instant.

Essais sur les modernes, Paris, Gallimard, 1964.

Chapsal, Madeleine. Les Écrivains en personne, Paris, Julliard, 1961.

« Le roman comme recherche », Essais sur le roman, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1969.

« L'écriture, pour moi, est une colonne vertébrale », Les Nouvelles littéraires, 5 février 1959, p.1-7.

« L'espace du roman », Essais sur le roman, Paris, Gallimard, coll. « Idées »1969.

Répertoire littéraire, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1996.

Charbonnier, Georges. Entretiens avec Michel Butor, Gallimard, Paris, 1967.

« Le roman et la poésie », Essais sur le roman, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1969.

« Il peut y avoir une physique du livre », Le Figaro littéraire, 21 avril 1962, p.1-7.

« Qu'est-ce que l'avant-garde en 1958 ? », Les Lettres françaises, 13-19 mars 1958.

« Intervention à Royaumont », Essais sur le roman, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1969.

Barral, Carlos. « Le rôle de l'écrivain », L'Express, 23 juillet 1959 [débat avec Michel Butor, Alain Robbe-Grilet, M-E Coindreau, Henry Green, Juan Goytisolo, Lopez Pacheco, Delibes, Camilo José Cela et Italo Calvino].

Pillaudin, Roger. Écrire, pour quoi ? pour qui ?, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1974.

Gruth, Paul. « Un révolutionnaire du roman, 1926-1957 : ou les modifications de Michel Butor », Le Figaro littéraire, 7 décembre 1957.

Rambures, Jean-Louis de. « Comment travaillent les écrivains. Michel Butor : une entreprise de dédoublement de la personnalité », Le Monde, 11 juin 1971.

Clavel, André. Curriculum vitae : entretiens avec Michel Butor, Paris, Plon, 1996.

Villelaur, Anne. « Le roman est en train de réfléchir sur lui-même », Les Lettres françaises, 12-18 mars 1959 [débat avec Nathalie Sarraute, Michel Butor, Pierre Daix, Pierre Gascar, Claude Ollier, Bernard Pingaud, Alain-Robbe-Grillet et Claude Simon].

Priouret, Roger. « Révolution dans le roman ? Cinq écrivains aux prises », Le Figaro littéraire, 29 mars 1958 [débat avec Michel Butor, François Nourissier, Alain Robbe-Grillet, Michel de Grèce et Robert Kanters].

Rambures, Jean-Louis de. « Comment travaillent les écrivains ? », Paris, Flammarion, 1978 [avec Roland Barthes, Alphonse Boudard, Hervé Bazin, Michel Butor, etc.].

Le Clech, Guy. « La littérature, fille du roman », Les Nouvelles littéraires, 25 juin 1971.

Desoubeaux, Henri. Entretiens : quarante ans de vie littéraire / Michel Butor, Nantes, Éditions Joseph K., 1999.

Santschi, Madeleine. Voyage avec Michel Butor, Lausanne, L'Âge d'homme, 1982.

Marcabru, Pierre. « Cinq jeunes auteurs défendent leur avant-garde », Arts, 4-10 novembre 1959 [débat avec Jean Cayrol, Philippe Sollers, Michel Butor, Georges Auclair et Pierre Gascar].

« “ Philosophie de l'ameublement ” », Essais sur le roman, Paris, Gallimard, coll. « Idées »,1969.

« L'usage des pronoms personnels dans le roman », Essais sur le roman, Paris, Gallimard, coll. « Idées »,1969.

« Individu et groupe dans le roman », Essais sur le roman, Paris, Gallimard, coll. « Idées »,1969.

« Recherches sur la technique du roman », Essais sur le roman, Paris, Gallimard, coll. « Idées »,1969.

« Réponses à “Tel Quel” », Essais sur le roman, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1969.

Citations

« Le roman comme recherche », Essais sur le roman, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1969.

« Le roman est une forme particulière du récit. Celui-ci est un phénomène qui dépasse considérablement le domaine de la littérature ; il est un des constituants essentiels de notre appréhension de la réalité. » (p. 7)

« Au milieu de tous ces récits grâce auxquels se constitue en grande partie notre monde quotidien, il peut y en avoir qui sont délibérément inventés. Si, pour éviter toute méprise, on donne aux événements racontés des caractéristiques qui les distinguent d'emblée de ceux auxquels nous avons l'habitude d'assister, nous nous trouvons devant une littérature fantastique, mythes, contes, etc. Le romancier, lui, nous présente des événements semblables aux événements quotidiens, il veut leur donner le plus possible l'apparence de la réalité, ce qui peut aller jusqu'à la mystification (Defoe). Mais ce que nous raconte le romancier est invérifiable et, par conséquent, ce qu'il nous en dit doit suffire à lui donner cette apparence de réalité. […]. […] [À] partir du moment où un écrivain met sur la couverture de son livre le mot roman, il déclare qu'il est vain de chercher ce genre de confirmation [recours à un témoin]. C'est par ce qu'il nous en dit et par là seulement que les personnages doivent emporter la conviction, vivre, et cela, même s'ils ont existé en fait. » (p. 8)

« Alors que le récit véridique a toujours l'appui, la ressource d'une évidence extérieure, le roman doit suffire à susciter ce dont il nous entretient. C'est pourquoi il est le domaine phénoménologique par excellence, le lieu par excellence où étudier de quelle façon la réalité nous apparaît ou peut nous apparaître ; c'est pourquoi le roman est le laboratoire du récit. (p. 9)

« Le travail sur la forme dans le roman revêt dès lors une importance de premier plan.
 En effet, peu à peu, en devenant publics et historiques les récits véridiques se fixent, s'ordonnent et se réduisent, selon certains principes (ceux-là mêmes de ce qu'est aujourd'hui le roman “ traditionnel ”, le roman qui ne se pose pas de question). À l'appréhension primitive s'en substitue une autre incomparablement moins riche, éliminant systématiquement certains aspects ; elle recouvre peu à peu l'expérience réelle, se fait passer pour celle-ci, aboutissant ainsi à une mystification généralisée. L'exploration de formes romanesques différentes révèle ce qu'il y a de contingent dans celle à laquelle nous sommes habitués, la démasque, nous en délivre, nous permet de retrouver au-delà de ce récit fixé tout ce qu'il camoufle ou qu'il tait, tout ce récit fondamental dans lequel baigne notre vie entière. » (p. 9-10)

« D'autre part, il est évident que la forme étant un principe de choix (et le style à cet égard apparaît comme un des aspects de la forme, étant la façon dont le détail même du langage se lie, ce qui préside au choix de tel mot ou de telle tournure plutôt que de telle autre), des formes nouvelles révèleront dans la réalité des choses nouvelles, et ceci, naturellement, d'autant plus que leur cohérence interne sera plus affirmée par rapport aux autres formes, d'autant plus qu'elles seront plus rigoureuses. » (p.10)

« Inversement, à des réalités différentes correspond des formes de récit différentes. Or il est clair que le monde dans lequel nous vivons se transforme avec une grande rapidité. Les techniques traditionnelles du récit sont incapables d'intégrer tous les nouveaux rapports ainsi survenus. Il en résulte un perpétuel malaise ; il nous est impossible d'ordonner dans notre conscience, toutes les informations qui l'assaillent, parce que nous manquons des outils adéquats. La recherche de nouvelles formes romanesques dont le pouvoir d'intégration soit plus grand, joue donc un triple rôle par rapport à la conscience que nous avons du réel, de dénonciation, d'exploration et d'adaptation. Le romancier qui se refuse à ce travail, ne bouleversant pas d'habitudes, n'exigeant de son lecteur aucun effort particulier, ne l'obligeant point à ce retour sur soi-même, à cette mise en question de positions depuis longtemps acquises, a certes, un succès plus facile, mais il se fait le complice de ce profond malaise, de cette nuit dans laquelle nous nous débattons. Il rend plus raides encore les réflexes de la conscience, plus difficile son éveil, il contribue à son étouffement, si bien que, même s'il a des intentions généreuses, son oeuvre en fin de compte est un poison. L'invention formelle dans le roman, bien loin de s'opposer au réalisme comme l'imagine trop souvent une critique à courte vue, est la condition sine qua non d'un réalisme plus poussé. » (p. 10-11)

« Mais la relation du roman à la réalité qui nous entoure ne se réduit pas au fait que ce qu'il nous décrit se présente comme un fragment illusoire de celle-ci, fragment bien isolé, bien maniable, qu'il est donc possible d'étudier de près. La différence entre les événement du roman et ceux de la vie, ce n'est pas seulement qu'il nous est possible de vérifier les uns, tandis que les autres, nous ne pouvons les atteindre qu'à travers le texte qui les suscite. Ils sont aussi, pour prendre l'expression courante, plus “ intéressants ” que les réels. L'émergence de ces fictions correspond à un besoin, remplit une fonction. Les personnages imaginaires comblent les vides de la réalité et nous éclairent sur celle-ci. » (p. 11)

« [S]i je veux expliquer une théorie quelconque, psychologique, sociologique, morale ou autre, il m'est souvent commode de prendre un exemple inventé. Les personnages du roman vont jouer ce rôle à merveille ; et ces personnages je les reconnaîtrai dans mes amis et connaissances, j'éluciderai la conduite de ceux-ci en me basant sur les aventures de ceux-là, etc.Cette application du roman à la réalité est d'une extrême complexité, et son “ réalisme ”, le fait qu'il se présente comme fragment illusoire du quotidien, n'en est qu'un aspect particulier, celui qui nous permet de l'isoler comme genre littéraire. J'appelle “ symbolisme ” d'un roman l'ensemble des relations de ce qu'il nous décrit avec la réalité où nous vivons. » (p. 11-12)

« Ces relations [les relations qu'établit le roman avec la réalité] ne sont pas les mêmes selon les romans, et il me semble que la tâche essentielle du critique est de les débrouiller, de les éclaircir afin que l'on puisse extraire de chaque oeuvre particulière tout son enseignement. » (p. 12)

« [S]i le romancier cherche à nous faire part sincèrement de son expérience, si son réalisme est assez poussé, si la forme qu'il emploie est suffisamment intégrante, il est nécessairement amené à faire état de ces divers types de relations à l'intérieur même de son oeuvre. Le symbolisme externe du roman tend à se réfléchir dans un symbolisme interne, certaines parties jouant, par rapport à l'ensemble, le même rôle que celui-ci par rapport à la réalité. » (p. 12)

« Cette relation générale de la “ réalité ” décrite par le roman à la réalité qui nous entoure, il va de soi que c'est elle qui détermine ce que l'on appelle couramment son thème ou son sujet, celui-ci apparaissant comme une réponse à une certaine situation de la conscience. Mais ce thème, ce sujet, nous l'avons vu, ne peut se séparer de la façon dont il est présenté, de la forme sous laquelle il s'exprime. À une nouvelle situation, à une nouvelle conscience de ce qu'est le roman, des relations qu'il entretient avec la réalité, de son statut, correspondent donc des formes nouvelles à quelque niveau que ce soit, langage, style, technique, composition, structure. Inversement, la recherche de formes nouvelles, révélant de nouveaux sujets, révèle des relations nouvelles. À partir d'un certain degré de réflexion, réalisme, formalisme et symbolisme dans le roman apparaissent comme constituant une indissociable unité. » (p. 13)

« Le roman tend naturellement et il doit tendre à sa propre élucidation ; mais nous savons bien qu'il existe des situations caractérisées par une incapacité de se réfléchir, qui ne subsistent que par l'illusion qu'elles entretiennent à leur sujet, et c'est à elles que correspondent ces oeuvres à l'intérieur desquelles cette unité ne peut apparaître, ces attitudes de romanciers qui se refusent à s'interroger sur la nature de leur travail et la validité des formes qu'ils emploient, de ces formes qui ne pourraient se réfléchir sans révéler immédiatement leur inadéquation, leur mensonge, de ces formes qui nous donnent une image de la réalité en contradiction avec cette réalité qui leur a donné naissance et qu'il s'agit de taire. Il y a là des impostures que le critique se doit de dénoncer, car de telles oeuvres, malgré leurs charmes et leurs mérites, entretiennent et obscurcissent l'ombre, maintiennent la conscience dans ses contradictions, dans son aveuglement risquant de l'amener aux plus fatals désordres. » (p. 13-14)

« Il résulte de tout ceci que toute véritable transformation de la forme romanesque, toute féconde recherche dans ce domaine, ne peut que se situer à l'intérieur d'une transformation de la notion même de roman, qui évolue très lentement mais inévitablement (toutes les grandes oeuvres romanesques du XXe siècle sont là pour l'attester) vers une espèce nouvelle de poésie à la fois épique et didactique, à l'intérieur d'une transformation de la notion même de littérature qui se met à apparaître non plus comme simple délassement ou luxe, mais dans son rôle essentiel à l'intérieur du fonctionnement social, et comme expérience méthodique. » (p. 14).

« L'espace du roman », Essais sur le roman, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1969.

« Depuis quelques années la critique commence à reconnaître la valeur privilégiée du travail romanesque dans l'exploration de la dimension temporelle, l'étroite parenté de cet art avec un autre se déployant avant tout dans le temps : la musique. À partir d'un certain niveau de réflexion, on est obligé de s'apercevoir que la plupart des problèmes musicaux ont des correspondants dans l'ordre romanesque, que les structures musicales ont des applications romanesques. » (p. 48)

« De même que toute organisation des durées à l'intérieur d'un récit ou d'une composition musicale : reprises, retours, superpositions, etc., ne peut exister que grâce à la suspension du temps habituel dans la lecture ou dans l'écoute, de même toutes les relations spatiales qu'entretiennent les personnages ou les aventures qu'on me raconte ne peuvent m'atteindre que par l'intermédiaire d'une distance que je prends par rapport au lieu qui m'entoure. Quand je lis dans un roman la description d'une chambre, les meubles qui sont devant mes yeux, mais que je ne regarde pas, s'éloignent devant ceux qui jaillissent ou transpirent des signes inscrits sur la page. […] Cet autre lieu ne m'intéresse, ne peut s'installer, que dans la mesure où celui où je me trouve ne me satisfait pas. Je m'y ennuie, c'est la lecture qui me permet de n'en pas sortir en chair et en os. Le lieu romanesque est donc une particularisation d'un “ ailleurs ” complémentaire du lieu réel où il est évoqué.[…] Toute fiction s'inscrit donc en notre espace comme voyage, et l'on peut dire à cet égard que c'est là le thème fondamental de toute littérature romanesque […]. » (p. 49-50)

« À partir du moment où le lointain me devient proche, c'est ce qui était proche qui prend le pouvoir du lointain, qui m'apparaît comme étant encore plus lointain. La première grande époque du roman réaliste moderne, celle du roman picaresque espagnol ou élizabéthain, coïncide précisément avec celle des premières circumnavigations. La terre est ronde, et continuant encore plus loin dans la même direction, ce qui apparaîtra derrière l'horizon c'est mon point même de départ, mais tout nouveau. La distance fondamentale du roman réaliste est donc non seulement voyage, mais périple ; cette proximité du lieu qu'on me décrit contracte en elle tout un voyage autour du monde.[…] [L]a distance romanesque n'est pas seulement une évasion, elle peut introduire dans l'espace vécu des modifications tout à fait originales. […] Chez un Balzac, la relation du lieu décrit avec celui où le lecteur est installé, revêt une importance toute particulière. Il a une conscience aiguë du fait que ce dernier est précisément situé, et il organise toute sa construction à partir de cette condition essentielle. » (p. 50-51)

« Déjà la simple juxtaposition des lieux statiques pouvait constituer de passionnants “ motifs ”. Le musicien projette sa composition dans l'espace de son papier réglé, l'horizontale devenant le cours du temps, la verticale la détermination des différents instrumentistes ; de même le romancier peut disposer différentes histoires individuelles dans un solide divisé en étages, par exemple un immeuble parisien, les relations verticales entre les différents objets ou événements pouvant être aussi expressives que celles entre la flûte et le violon. » (p. 56)

« Bien sûr, c'est d'abord dans l'espace des représentations que le roman introduit sa modification essentielle, mais qui ne voit comment les informations réagissent sur les parcours et les choses, comment donc, à partir d'une invention romanesque, des objets peuvent être effectivement déplacés, l'ordre des trajets transformé. » (p. 58)

« Le roman et la poésie », Essais sur le roman, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1969.

« [S]i je me suis mis au roman, c'est parce que j'avais rencontré dans cet apprentissage nombre de difficultés et contradictions, et qu'en lisant divers grands romanciers, j'avais eu l'impression qu'il y avait là une charge poétique prodigieuse, donc que le roman, dans ses formes les plus hautes, pouvait être un moyen de résoudre, dépasser ces difficultés, qu'il était capable de recueillir tout l'héritage de l'ancienne poésie. » (p. 21)

« [E]n France la tradition scolaire, raide à l'extrême, divise la littérature en un certain nombre de “ genres ” bien séparés, le roman et la poésie constituant ce qu'il y a de plus opposé à l'intérieur de ce domaine. » (p. 21)

« Devant un tel pouvoir [le pouvoir d'évocation de la description romanesque], […] devant ce prodigieux déploiement peu à peu de tout un monde, de tout notre monde se proposant ainsi indéfiniment à l'analyse, ne suis-je pas obligé d'employer l'adjectif “ poétique ” ? Lorsque je dis qu'un paysage est poétique, n'est-ce pas que devant ce spectacle je me trouve emporté, […] que ce lieu en contient une infinité d'autres, qu'il ne reste pas tel qu'il est, n'est pas fermé en lui-même, est à l'origine pour moi de tout un voyage ; de même cette description, origine pour moi de tout un voyage dans l'histoire et l'esprit. » (p. 24-25)

« À cela [l'attitude d'André Breton qui, dans le premier Manifeste du surréalisme, affirme passer la description de la chambre de Raskolnikov, et beaucoup d'autres dans Crime et Châtiment], tout romancier se rebiffe. Il n'est pas question de permettre au lecteur de passer cette description de chambre. Certes, lors d'un premier parcours rapide, ce à quoi se bornent malheureusement tant de critiques, on saute normalement bien des mots, des phrases, des pages, mais il faut absolument y revenir ; si cette description est là, c'est qu'elle est indispensable. » (p. 28)

« La poésie se déploie toujours dans la nostalgie d'un monde sacré perdu. Le poète est celui qui se rend compte que le langage, et avec lui toutes choses humaines, est en danger. Les mots courants n'ont plus de garantie ; s'ils perdent leur sens, tout se met à perdre son sens – le poète va essayer de le leur rendre.
Ne sachant plus comment distinguer les moments importants des autres, comment les consacrer, perdu au milieu de cérémonies contradictoires et inefficaces, il va s'efforcer […] de le consacrer lui-même en le racontant sous une forme qui soit comparable à celle des anciens “ textes ” (textus : tissu, enlacement, contexture), telle que ses paroles ne puissent pas se défaire, s'effilocher aussi facilement qu'à l'habitude. […] Avec ces fragments de la réalité qui se détachent pour lui du reste, il va essayer de reconstituer un âge d'or perdu, avec ces moments merveilleux, ces endroits merveilleux, ces hommes merveilleux ou ces femmes, […] en les tissant les uns aux autres par la chaîne d'une prosodie. La poésie, par conséquent, est d'abord cette garantie retrouvée du sens des mots et de la conservation des paroles, la clef perdue[…] Quelle tentation dès lors de lancer l'anathème contre le romancier qui, lui, du jour où il a pris son visage de “ réaliste ”, insiste pour nous parler de moments ordinaires, de personnages quelconques dans des milieux quelconques, cela avec leurs propres mots.[…] La vie de tous les jours dans le langage de tous les jours. Pour le poète, c'est là le péché originel du roman, car, si l'on peut très bien imaginer que tous les poètes soient irremplaçables, qu'il vaille la peine d'étudier chaque poème pour lui-même, il est inévitable, si le roman veut efficacement nous présenter des aventures quelconques dans un langage quelconque, qu'il y ait quantité de romans quelconques, c'est-à-dire qui puissent être indifféremment remplacés les uns par les autres, et qu'il ne vaut la peine d'étudier qu'“ en masse ”. Le roman sous sa forme actuelle ne commence véritablement que du jour où la découverte de l'imprimerie a permis au livre de devenir un objet manufacturé reproduit à un grand nombre d'exemplaires parfaitement équivalents. Cette foule romanesque, c'est le fumier, le terreau, sur lequel l'aventure des grands romans va pouvoir germer et fleurir. Dans la banalité que nous traversons tous, de temps en temps un personnage se détache. De même, dans le roman, croisant des individus de tous les jours, tel se détachera naturellement : quelqu'un comme on n'en rencontre pas souvent ; et les pages où il apparaîtra se détacheront elles aussi des autres pages ; il parlera un langage différent. » (p. 36-39)

« Mais ce n'est pas seulement par passages que le roman peut et doit être poétique, c'est dans sa totalité. Nous savons déjà que chez les grands romanciers, ces passages immédiatement saisis comme “ poétiques ”, aussi bien chez Balzac que chez Stendhal ou Dostoïevski, sont étroitement liés les uns aux autres, qu'ils perdent beaucoup de leur poésie à être détachés, liés en premier lieu par un “ élément ” identifié depuis longtemps, le style, c'est-à-dire justement ce qui permet de reconnaître un auteur, de le distinguer, principe de choix à l'intérieur des possibilités de la langue, du vocabulaire, des formes grammaticales, parfois si rigoureux qu'on peut le traduire par des chiffres […].Mais le style, ce n'est pas seulement la façon dont les mots sont choisis à l'intérieur de la phrase, mais celle qu'ont les phrases de se suivre les unes les autres, et les paragraphes, et les épisodes. À tous les niveaux de cette énorme structure qu'est un roman, il peut y avoir style, c'est-à-dire forme, réflexion sur la forme, et par conséquent prosodie. C'est cela qu'on appelle, à propos du roman contemporain, la “ technique ”. » (p. 42-43)

« La différence qui sépare les passages immédiatement poétiques […] et les passages à première vue prosaïques, lesquels ne peuvent revêtir toutes leurs vertus que dans une lecture “ suivie ”, […] cette différence est exactement analogue à celle qui sépare l'oeuvre elle-même des romans ordinaires, de la foule romanesque, ou de la banalité quotidienne.C'est-à-dire que le roman sera capable à l'intérieur de lui-même de montrer comment il apparaît, comment il se produit au milieu de la réalité. La poésie romanesque, ou si l'on préfère le roman comme poésie qui a su tirer la leçon du roman, sera une poésie capable de s'expliciter elle-même, montrer elle-même quelle est sa situation ; elle pourra inclure son propre commentaire. […] La poésie romanesque n'est donc possible que si cette banalité […] ne reste banale que pour qui n'a pas lu le livre, se révèle par conséquent au cours de la lecture attentive ou relecture comme ayant cette vertu singulière de désigner, d'être une exemple, un “ mot ” par rapport aux autres choses, grâce auquel on va pouvoir en parler, les comprendre. Il faut donc que la structure interne du roman soit en communication avec celle de la réalité où il apparaît, spore de ce thalle. Le romancier est alors celui qui aperçoit qu'une structure est en train de s'esquisser dans ce qui l'entoure, et qui va poursuivre cette structure, la faire croître, la perfectionner, l'étudier, jusqu'au moment où elle sera lisible pour tous. […] Cette banalité qui est la continuité même du roman avec la vie “ courante ”, se révélant à mesure que l'on pénètre dans l'oeuvre comme douée de sens, c'est toute la banalité des choses autour de nous qui va en quelque sorte se renverser, se transfigurer, sans qu'il se produise cet osytracisme [sic.] systématique d'une partie d'entre elles, si caractéristique de la poésie “ classique ” (celle d'Horace ou de Breton). La poésie romanesque est donc ce par l'intermédiaire de quoi la réalité dans son ensemble peut prendre conscience d'elle-même pour se critiquer et se transformer. Mais cette ambition est liée à une modestie, car le romancier sait que son inspiration ne vient pas d'en dehors du monde, ce que le “ pur ” poète a toujours tendance à croire ; il sait que son inspiration, c'est le monde lui-même en train de changer, et qu'il n'en est qu'un moment, un fragment situé dans un endroit privilégié, par qui, par où l'accession des choses à la parole va avoir lieu. » (p. 45-47)

« Intervention à Royaumont », Essais sur le roman, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1969.

« Lorsque je suis parti de France, je me suis trouvé avec cette difficulté en moi : comment relier tout cela [d'une part, la recherche de clarté dans les problèmes philosophiques et, d'autre part, la production d'une poésie de désarroi irrationaliste] ? Le roman m'est apparu comme la solution de ce problème personnel à partir du moment où l'étude des grands auteurs du XIXe et du XXe siècle m'a montré qu'il y avait dans leurs oeuvres une application magistrale de cette phrase de Mallarmé : “ Chaque fois qu'il y a effort sur le style, il y a versification ”, et qu'en elles se produisait une “ réflexion ” qui pouvait être poussée très loin, ne serait-ce que par une certaine façon de décrire les choses, cette description méthodique s'inscrivant exactement dans le prolongement de l'évolution philosophique contemporaine qui trouve son expression la plus claire, et la positon la plus aiguë de ses problèmes, dans la phénoménologie. » (p. 15-16)

« Il n'y a pas pour le moment de forme littéraire dont le pouvoir soit aussi grand que celui du roman. On peut y relier d'une façon extrêmement précise, par sentiment ou par raison, les incidents en apparence les plus insignifiants de la vie quotidienne et les pensées, les intuitions, les rêves en apparence les plus éloignés du langage quotidien. » (p. 16-17)

« S'il est vrai qu'il existe une liaison intime entre fond et forme, comme on disait dans nos écoles, je crois qu'il est bon d'insister sur ce fait que dans la réflexion sur la forme, le romancier trouve un moyen d'attaque privilégié, un moyen de forcer le réel à se révéler, de conduire sa propre activité.
Certes, quelques artistes naïfs parviennent à nous bouleverser, mais la plupart d'entre nous ne peuvent se contenter de la naïveté ; prétendre y retourner ne serait que mensonge ; il n'est plus temps. Nous sommes obligés de réfléchir à ce que nous faisons, donc de faire consciemment, sous peine d'abêtissement et d'avilissement consentis, de notre roman un instrument de nouveauté et par conséquent de libération. » (p. 17)

« Il y a une certaine matière qui veut se dire ; et en un sens ce n'est pas le romancier qui fait le roman, c'est le roman qui se fait tout seul, et le romancier n'est que l'instrument de sa mise au monde, son accoucheur ; on sait quelle science, quelle conscience, quelle patience cela implique. » (p. 18)

« [T]out au long de cet engendrement [du roman], il y a réflexion et donc formalisation au sens musical et mathématique, au sens où l'on emploie ce mot dans les sciences physiques, réflexion qui ne peut se faire proprement, qui ne peut s'établir en clarté, que par un certain nombre de symbolisations, de schématisations, qu'à l'intérieur d'une certaine abstraction. La réconciliation de la philosophie et de la poésie qui s'accomplit à l'intérieur du roman, à son niveau d'incandescence fait entrer en jeu les mathématiques. » (p. 18-19)

« Je ne puis commencer à rédiger un roman qu'après en avoir étudié pendant des mois l'agencement, qu'à partir du moment où je me trouve en possession de schémas dont l'efficacité expressive par rapport à cette région qui m'appelait à l'origine me paraît enfin suffisante. Muni de cet instrument, de cette boussole, ou, si l'on préfère, de cette carte provisoire, je commence mon exploration, je commence ma révision, car ces schémas eux-mêmes dont je me sers, et sans lesquels je n'aurais pas osé me mettre en route, ce qu'ils me permettent de découvrir m'oblige à les faire évoluer, et ceci peut se produire dès la première page, et peut continuer jusqu'à la dernière correction sur épreuves, cette ossature évoluant en même temps que l'organisme entier, que tous ces événements qui font les cellules et le corps du roman, chaque changement de détail pouvant avoir des répercussions sur l'ensemble de la structure. » (p. 19)

« Cette prise de conscience du travail romanesque va, si j'ose dire, le dévoiler en tant que dévoilant, l'amener à produire ses raisons, développer en lui les éléments qui vont montrer comment il est relié au reste du réel, et en quoi il est éclairant pour ce dernier ; le romancier commence à savoir ce qu'il fait, le roman à dire ce qu'il est. Mais cette réflexion qui se produit à l'intérieur du livre n'est que le commencement d'une réflexion publique qui va éclairer l'écrivain lui-même. Il cherche à se constituer, à donner une unité à sa vie, un sens à son existence. Ce sens, il ne peut évidemment le donner tout seul ; ce sens c'est la réponse même que trouve peu à peu parmi les hommes cette question qu'est un roman. » (p. 19-20)

« “ Philosophie de l'ameublement ” », Essais sur le roman, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1969.
« [L]'ameublement dans le roman ne joue pas seulement un rôle “ poétique ” de proposition, mais de révélateur, car ces objets sont bien plus liés à notre existence que nous ne l'admettons communément. Décrire des meubles, des objets, c'est une façon de décrire des personnages indispensable : il y a des choses que l'on ne peut faire sentir ou comprendre que si l'on met sous l'oeil du lecteur le décor et les accessoires des actions. » (p. 63)

« Autrefois, dans le roman du XVIIe ou du XVIIIe siècles, l'ameublement avait avant tout un rôle poétique. Dans La Princesse de Clèves, peu d'objets sont décrits, mais les quelques-uns prennent une importance extraordinaire […]. Beaux objets, fascinants par eux-mêmes. Déjà le roman picaresque faisait intervenir des objets “ laids ” : vaisselles ébréchées, guenilles. À partir de Balzac, quelle invasion ! La Comédie humaine ressemble à certains moments à un gigantesque grenier empli de vieux meubles. C'est qu'ils vont lui permettre de mettre en évidence l'ébranlement fondamental d'une société. Il décrit minutieusement des objets qui ne sont plus à la place pour laquelle ils ont été faits, dans l'état où ils devraient être, aux gens à qui ils devraient appartenir. » (p. 63-64)

« Un personnage, un personnage de roman, nous-mêmes, ce n'est jamais un individu, un corps seulement, c'est un corps vêtu, armé, muni […]. Le véritable organisme, c'est l'ensemble du corps et de ces objets qui appartiennent à l'espèce humaine comme tel nid à telle espèce d'oiseau. » (p. 65)

« Si dans le roman du XVIIIe siècle, les objets n'interviennent pas beaucoup, c'est que la société apparaît encore comme stable ; ils sont donc “ donnés ”. À partir de la Révolution, les objets importent de plus en plus parce que dans l'instabilité sociale, dans le bouleversement intérieur des personnages, les objets, et en particulier les meubles, les objets ménagers, sont un des points de repère les plus sûrs. » (p. 66)

« Les objets sont ainsi les fossiles de la réalité humaine, et tant qu'elle n'est pas encore morte, ils en sont déjà les ossements, le squelette externe. […] Écrire un roman, par conséquent, ce sera non seulement composer un ensemble d'actions humaines, mais aussi composer un ensemble d'objets tous liés nécessairement à des personnages, par proximité ou par éloignement […]. Nous présenterons donc un espace “ habité ” ; […] nous produirons à l'intérieur même de l'oeuvre, et dans son rapport avec l'extérieur, un phénomène d'ameublement, d'habitation. Un roman, c'est d'abord un objet, un livre, ce “ volume ” sur notre bibliothèque […] ; lorsque nous l'ouvrons, que nos yeux se promènent sur les pages, se prennent à leur siège, la pièce où nous sommes se met à “ laisser place ” à un autre lieu, hantée par le décor de ce qui est décrit, narré. » (p. 68-69)

« S'il y a dans l'univers romanesque des aspects qui le rapprochent de l'univers pictural, d'autres seront mieux éclairés par des comparaisons empruntées à l'architecture ou à l'urbanisme. De même que dans un appartement, pour aller d'une pièce à l'autre, il peut y avoir un ou deux trajets possibles, des trajets économiques ou compliqués, on peut voir les pièces l'une de l'autre, ou au contraire avoir des séparations étanches, de même entre les lieux où le romancier fait se promener son lecteur, il peut y avoir continuité ou discontinuité, pénétration ou isolement. » (p. 70)

« Il n'existe pas à ma connaissance de roman qui se passe dans un seul lieu bien isolé. Lorsqu'il y en a l'apparence, en fait, par un certain nombre d'artifices, on saute à d'autres lieux. […]
Organiser ainsi la façon dont les lieux vont se “ commander ”, se présenter les uns à l'intérieur des autres. » (p. 71)
« L'usage des pronoms personnels dans le roman », Essais sur le roman, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1969.
« Chaque fois qu'il y a récit romanesque, les trois personnes du verbe sont obligatoirement en jeu : deux personnes réelles : l'auteur qui raconte l'histoire, qui correspondrait dans la conversation courante au “ je ”, le lecteur à qui on la raconte, le “ tu ”, et une personne fictive, le héros, celui dont on raconte l'histoire, le “ il ”.
Dans les chroniques, les autobiographies, les récits de tous les jours, celui dont on raconte l'histoire est identique à celui qui la raconte […] ; mais, dans le roman, il ne peut y avoir une identité littérale, puisque celui dont on parle, n'ayant point d'existence réelle, est nécessairement un tiers par rapport à ces deux êtres de chair et d'os qui communiquent par son moyen.
Cependant, le fait même qu'il s'agisse d'une fiction, que l'on ne puisse constater l'existence matérielle de ce tiers, […] nous montre que, dans le roman, cette distinction entre les trois personnes de la grammaire perd beaucoup de la raideur qu'elle peut avoir dans la vie quotidienne : elles sont en communication. » (p. 73-74)

« Chacun sait que le romancier construit ses personnages […] à partir des éléments de sa propre vie, que ses héros sont des masques par lesquels il se raconte et se rêve, que le lecteur n'est point pure passivité, mais qu'il reconstitue, à partir des signes rassemblés sur la page, une vision ou une aventure, en se servant […] de sa propre mémoire, et que le rêve, auquel il parvient de la sorte, illumine ce qui lui manque. Dans le roman, ce que l'auteur nous raconte, c'est donc toujours aussi quelqu'un qui se raconte et nous raconte. » (p. 74)
« Individu et groupe dans le roman », Essais sur le roman, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1969.
« Le héros romanesque est donc à l'origine quelqu'un qui sort d'une obscurité populaire ou bourgeoise, gravira les échelons de la société. Sans pouvoir être intégré dans la noblesse. Il fraie avec les “ grands ”, il est bientôt aussi connu, plus connu qu'eux. Il est par conséquent la dénonciation du fait que la hiérarchie actuelle de la société n'est qu'une apparence. Le thème fondamental du roman du XVIIIe siècle est celui du parvenu (Fielding, Lesage, Marivaux) : quelqu'un nous montre comment il est arrivé là, comment il en est arrivé à pouvoir écrire ce livre que lisent les dames. Il est finalement plus malin que tous ces nobles qui n'ont rien eu à faire pour atteindre leur rang. Par son ascension il proclame que l'organisation connue de la société en cache une autre. L'épopée nous montrait, dans les moments où nous en doutions, que la société était bien organisée comme on le disait ; le roman au contraire oppose à la hiérarchie patente une autre secrète. » (p. 95)

« Le roman picaresque découvre à son lecteur les entrailles, les dessous, les coulisses de la société. Tout le monde connaît la cour royale […] ; voici une cours à l'envers, plus semblable à certains égards, à ce que devrait être une cour, à ce qu'était une cour autrefois, que l'actuelle. Ce personnage en haillons que je croise […] est-il capable, lui, de ces exploits que les nobles ne peuvent plus faire […] ? […] Serait-ce là le dernier refuge de la vérité, le dernier “ théâtre ” où puisse éclater la qualité de quelqu'un ? […] Les thème de la société secrète devient fondamental dans la littérature romanesque du XIXe siècle ; le romancier commence alors à prendre conscience du fait que son oeuvre elle-même, en dévoilant des dessous, détruisant des apparences, livrant des secrets, va constituer le noyau d'un groupement discret, d'une société entre ses lecteurs, qu'il introduit une nouvelle association positive, efficace, au milieu de celles qu'il dénonce ou propose comme modèle. » (p. 97)

« Il est donc très important que le roman comporte lui-même un secret. Il ne faut pas que le lecteur sache en commençant de quelle manière il finira. Il faut […] que je sache en terminant quelque chose que je ne savais pas auparavant, que je ne devinais pas, que les autres ne devineront pas sans l'avoir lu […]. Nous voyons que l'individualisme romanesque est une apparence, qu'il est impossible de décrire la promotion d'un individu, l'un des thèmes majeurs du roman classique, sans décrire en même temps l'architecture d'un groupe social, ou plus exactement sans transformer la représentation que ce groupe social se fait de sa propre organisation, ce qui, à plus ou moins brève échéance, transforme cette structure elle-même. Le roman est l'expression d'une société qui change : il devient bientôt celle d'une société qui a conscience de changer. Les romans du XVIIIe siècle pouvaient nous promener d'étage en étage à l'intérieur de l'édifice social sans que leurs auteurs eussent conscience de bouleverser leur superposition. Seuls quelques parvenus effectuant le déplacement, l'ensemble restait à peu près stable. Mais bientôt les transformations seront si évidentes qu'il faudra bien tenter d'en rendre et tenir compte. » (p. 98-99)

« Ainsi au thème du parvenu qui gravit peu à peu les échelons d'une hiérarchie tout en restant à l'extérieur, [thème qui caractérise le roman du XVIIIe siècle,] va succéder peu à peu au XIXe siècle celui de l'individu d'essence, sinon de naissance noble, opposant sa “ qualité ” spirituelle au naufrage de l'aristocratie, et perdu devant une foule opaque, devant cette puissance massive, obscure, qui n'a point de représentants évidents ; et comme la biographie d'un individu est devenue le type même de la construction romanesque, le romancier tentera de saisir la foule comme un énorme individu, mais un individu forcément incomplet, puisqu'on ne peut pas s'adresser à lui, puisqu'il ne sait pas répondre par des mots, donc, non pas un homme collectif, mais une bête collective, non point une conscience commune, mais une inconscience massive, qui ne raisonnera point, ne sera capable que des réactions affectives les plus élémentaires. […] Alors que, dans le monde de l'épopée, le langage court d'un bout à l'autre de l'espace social, […] ici l'individu, spirituellement noble, mais perdu dans la foule, se heurte à une coupure catastrophique. Tout le monde semble parler la même langue, et pourtant la communication se révèle impossible entre l'écrivain ou son héros, fermé sur lui-même, et cette foule menaçante. Ces gens avec lesquels il ne s'entend plus et qui sont pourtant […] le sujet par excellence de ses récits, il va être obligé de les décrire comme des bêtes, et bientôt comme des objets. Cette tendance du romancier naturaliste vers une totale extériorité, qui n'est finalement que le moment critique de l'individualisme romanesque, celui où son insuffisance éclate, va bientôt le rendre totalement obscur à lui-même. » (p. 101-102)

« La société dont je fais partie est un ensemble de dialogue […] ; je ne parle pas de la même façon à tous ses membres […]. C'est ainsi que l'existence d'un roman déterminera automatiquement un groupe de dialogues possibles, ses personnages, ses anecdotes étant autant de références, d'exemples mis à la disposition de ses lecteurs […]. Le “ langage ” d'un individu sera strictement déterminé par les différents groupes auxquels il appartient à l'intérieur de la société […].
[…] De la même façon qu'on commence à faire de la géométrie en parlant de points et en disant que les lignes sont faites de points, puis qu'on est obligé de renverser les choses et de définir un point par la rencontre de deux lignes, de même la pensée romanesque commence par concevoir les groupes comme des sommes d'individus jusqu'au jour où il lui faut reconnaître qu'elle ne peut définir proprement un individu que comme la rencontre de plusieurs groupes. » (p. 104-105)

« Il faut qu'il y ait des conditions très particulières pour que l'on puisse suivre l'évolution d'un individu pas à pas, comme pour qu'on puisse observer les mouvements d'une foule de l'extérieur. Le cas général est celui de l'évolution conjuguée de divers individus à l'intérieur d'un milieu en transformation plus ou moins rapide. À une construction romanesque linéaire succède par conséquent une construction polyphonique. Le roman par lettres du XVIIIe siècle nous montre déjà une polyphonie très claire d'aventures individuelles. Tous les grands romans du XIXe siècle vont y ajouter une polyphonie de fonds sociaux. » (p. 106)

« Chaque personnage n'existe que dans ses relations avec ce qui l'entoure : gens, objets matériels ou culturels. La notion de laboureur, qu'on croyait stable, je ne puis plus m'en servir pour caractériser une fois pour toutes mon héros. […] L'individu romanesque ne peut jamais être entièrement déterminé, il reste ouvert, il m'est ouvert pour que je puisse me mettre à sa place ou du moins me placer par rapport à lui. » (p. 106-107)

« L'étude des propriétés visuelles de cet objet qu'est un livre permettra d'apporter à de tels problèmes des solutions toutes nouvelles qui non seulement ouvriront des perspectives immenses à l'art du roman, mais mettront à la disposition de chacun de nous des instruments pour saisir le mouvement des groupes dont nous faisons partie. » (p. 108)
« Recherches sur la technique du roman », Essais sur le roman, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1969.
« Le seul moyen de dire la vérité, d'aller à la recherche de la vérité, c'est de confronter inlassablement, méthodiquement, ce que nous racontons d'habitude avec ce que nous voyons, entendons, avec les informations que nous recevons, c'est donc de “ travailler ” sur le récit. Le roman, fiction mimant la vérité, est le lieu par excellence d'un tel travail ; mais dès que celui-ci se fera suffisamment sentir, donc dès que le roman réussira à s'imposer comme langage nouveau, imposer un langage nouveau, une grammaire nouvelle, […] il proclamera sa différence d'avec ce qu'on dit tous les jours, et apparaîtra comme poésie. » (p. 111-112)
« Réponses à “Tel Quel” », Essais sur le roman, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1969.
« Je me suis aperçu qu'on ne pouvait parler de roman que lorsque les éléments fictifs d'une oeuvre s'unifiaient en une seule “ histoire ”, un seul monde parallèle au monde réel, complétant et éclairant celui-ci, dans lequel on entre au début de sa lecture pour n'en ressortir qu'à la fin […]. Le roman est une fiction unitaire. Or il est bien évident qu'il peut y avoir unité de l'oeuvre sans que la fiction soit unique. De plus, pour qu'il y ait roman, il faut en rester au niveau du récit courant, il faut que cela soit quelque chose que quelqu'un aurait pu raconter à quelqu'un d'autre. Mais il est possible de faire subir un traitement comparable à celui que le roman fait subir à ces récits habituels, à des oeuvres : dictionnaires, encyclopédies, catalogues, annuaires, indicateurs, guides, manuels, qui sont constitués par les éléments communs à d'innombrables récits possibles, qui sont comme les noeuds du tissu de récit qui nous enveloppe et à travers lequel nous voyons le réel. » (p. 174)
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