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Photo Albert CohenAlbert Cohen

(1895-1981)

Dossier

Le roman selon Albert Cohen

«  Assez de romans  » : le roman comme lieu de la contradiction chez Albert Cohen, par Madeleine Têtu, octobre 2022

Reconnu comme celui dont « l’œuvre trône dans la forêt française, tel un arbre de Judée[1] », Albert Cohen [1895-1981] est un auteur difficile à situer dans l’histoire du roman du XXe siècle. Ses origines socioculturelles en tant que juif né en Orient ayant reçu une éducation française ainsi que son refus de toute affiliation littéraire lui ont octroyé un statut de romancier évoluant en marge du paysage littéraire français. Toutefois, son statut d’écrivain inclassable semble découler surtout de l’étrange univers exploré dans ses romans : les aventures éminemment romanesques de ses héros ainsi que son style lyrique détonnent en effet avec les œuvres publiées à l’ère du Nouveau Roman. Les propos tenus par Albert Cohen dans le contexte d’entrevues renforcent cette image d’un romancier en décalage avec son époque, puisque, malgré l’insistance des journalistes, il s’attarde peu sur ses inspirations littéraires[2] et affiche un certain mépris à l’égard de la littérature contemporaine. Pourtant, il ne serait pas exagéré d’affirmer que la tétralogie Solal et les Solal se construit sur le recyclage de motifs narratifs et sur la reprise de techniques narratives du canon littéraire.

Étant donné que Cohen se présente comme un praticien et non comme un théoricien du roman[3], notre analyse accordera une importance particulière à ses récits autobiographiques ainsi qu’à son cycle Solal et les Solal. Nous montrerons ainsi que son rapport à la littérature se construit autour de la tension entre deux visions de son art : celle de l’écriture comme du lieu d’une conversion à certaines idées et certains idéaux (ce que suggèrent ses récits autobiographiques et ses entrevues) et celle du roman en tant qu’espace où explorer différentes hypothèses et vies possibles.

« Assez de romans » : le rejet de l’ambiguïté romanesque dans les récits autobiographiques :

Cohen est l’auteur de trois récits autobiographiques : Le livre de ma mère [1954], Ô vous, frères humains [1972] et Carnets 1978 [1978]. Ceux-ci sont considérés comme son œuvre tardive, puisqu’ils ont été publiés après la Deuxième Guerre mondiale tandis que la genèse de son entreprise romanesque date du début des années 1930[4]. Les textes autobiographiques prennent la forme du récit de ses souvenirs d’enfance. La tétralogie, composée des romans Solal [1930], Mangeclous [1938], Belle du Seigneur [1968] et Les Valeureux [1969][5], se construit quant à elle autour de deux pôles : le « romanesque d’aventure » (ou le pôle comique) et le « romanesque amoureux » ou (le pôle tragique[6]). Le romanesque d’aventures prend la forme des péripéties sans suite logique des oncles juifs de Solal, aussi nommés les Valeureux, tandis que le romanesque amoureux tourne autour des histoires d’amour de Solal, le héros du cycle. Le roman Belle du Seigneur (qui sera notre roman de référence) raconte la liaison de Solal avec Ariane, une femme mal mariée à Adrien Deume, un des fonctionnaires travaillant sous la direction de Solal à la Société des Nations.

Aux yeux du critique Alain Schaffner, les similitudes observables entre la voix narrative des récits autobiographiques et celle des romans attestent de l’unité de la vision de la littérature véhiculée par l’œuvre cohénienne. Selon lui, celle-ci serait traversée par un message moral même si ce message est présenté de manière plus ambigüe dans les romans que dans les récits[7]. La manière distincte dont ces idées sont véhiculées dans les textes plus tardifs et dans le cycle Solal et les Solal souligne toutefois le caractère problématique de cette lecture. En effet, transposées dans la bouche d’un narrateur autodiégétique ou de la figure aimante de la mère, les réflexions abordées dans la tétralogie suscitent avant tout la pitié du lectorat. Déplorant les injustices vécues par l’enfant Albert et sa mère, le lecteur quitte le monde ironique qu’est celui de Solal et Ariane — dont les péripéties mettent à mal les idéaux — pour entrer dans celui du pathétique. Ce déplacement explique que Cohen affirme dans son récit Ô vous, frères humains, sortir de l’espace romanesque :

Avant que tout impassible sur mon lit de mort je sois, indifférent même aux sanglots de celle que j’ai tant aimée, avant donc que tout silencieux et gourmé je sois, il faut que j’écrive un livre utile, court ou long, on verra bien, et assez de romans[8].

L’expérience de la vieillesse et d’une nouvelle proximité avec la mort se traduit ici par l’urgence d’écrire un « livre utile » qui s’oppose au projet de jeunesse qu’était celui d’écrire des « romans ». Tout au long des œuvres autobiographiques, le genre romanesque est associé à la création d’histoires d’amour divertissantes, certes, mais relativement futiles. Par exemple, Albert se souvient ainsi de sa « bien-aimée » imaginaire : « c’était la merveilleuse histoire de Viviane que je me narrais longuement, mon premier roman, avec tous les détails, toujours les mêmes, minutieusement arrangés[9]. » Moyen de tromper l’ennui et la solitude, cette forme littéraire n’est ni le lieu d’une communion entre les individus ni celui d’une transmission de lois morales immuables. En découle une certaine dévalorisation du projet romanesque cohénien, qui s’efface derrière le « testament[10] » que constitue le récit des malheurs d’Albert.

À la lumière du déplacement terminologique de « roman » à « testament » apparaît une évolution dans la visée que Cohen accorde à son activité littéraire. Du créateur des péripéties romanesques d’Ariane et Solal, il devient un « réformateur des haïsseurs[11] » souhaitant influencer le comportement de son lecteur. Il explique ainsi l’espoir qu’il place dans une réforme du cœur des chrétiens occidentaux : « Oui, si je leur explique le mal qu’ils ont fait à un petit enfant, par eux soudain fracassé de malheur, s’ils lisent ce livre jusqu’à la fin, ils comprendront, me suis-je dit, et ils auront honte de leur méchanceté, et ils nous aimeront[12]. » Au fil du récit, l’histoire du petit Albert, dont la candeur se bute à la cruauté des propos antisémites d’un camelot, s’érige en symbole des injustices subies par le peuple juif. L’objectif d’exemplarité de ce récit transparaît dans la souffrance naïve de l’enfant mais surtout dans le pardon que le narrateur accorde au camelot. Ce pardon prend la forme d’une révélation pour le narrateur, qui prend pitié du camelot :

Soudain je le connais tel qu’il est, je suis son frère et son jumeau [...] tandis que je le revois […] pauvre fils de pauvres, pauvre incapable et démuni qui veut un ennemi responsable de sa vie misérable, et qui croit que sa haine est juste et louable et s’en console. [...] Pardonner de véritable pardon, c’est savoir que l’offenseur est mon frère en la mort, un futur agonisant qui connaîtra les horreurs de la vallée des épouvantements[13].

Ce récit peut être lu comme une illustration de la « tendresse de pitié » que Cohen théorise sans son dernier récit autobiographique, Carnets 1978. Les raisons justifiant le pardon du camelot concordent avec les trois principes qui constituent, à ses yeux, la voie vers l’amour du prochain : l’identification à l’autre (et plus particulièrement aux péchés de l’autre), l’universelle irresponsabilité et la certitude de la mort, sort unissant tous les êtres humains. D’un adulte se souvenant des malheurs de son enfance, le narrateur s’érige en figure prophétique ayant pour mission de « ressasser » les vérités éternelles que l’être humain, esclave de ses passions, ne cesse d’oublier. Cohen affirme explicitement ce projet qui délaisse des considérations esthétiques au nom d’une vérité messianique :

Et pourquoi ne redirais-je pas ce qui m’importe ? Je ne me préoccupe pas d’art, ni de sobriété, ni d’élégance. Je ne me préoccupe que de ma vérité, de cette vérité précieuse, toujours la même, toujours nouvelle en mon cœur et digne d’être dite et redite. [...] Ainsi, redis-je, ainsi ont fait mes prophètes, saints ressasseurs[14].

Le récit autobiographique est ici associé à une vérité incompatible avec l’univers du roman, qui appartient à la « fable » — un terme que la mère d’Albert utilise d’ailleurs pour décrire ce genre littéraire dans un passage auquel nous reviendrons. L’association qu’effectue Cohen entre le projet littéraire de ses récits tardifs et des croyances religieuses se reflète dans son recours au symbolisme religieux. Il est aussi possible de noter le respect avec lequel est mentionné la Torah (« le Livre ») dans ces textes : « ô dos résignés, dos porteurs de douleurs, dos courbés par les peurs et les fuites et les courses haletantes le long des siècles, dos voûtés sur le Livre, séculairement sur notre sainte loi[15] ». Si la reprise du champ lexical du sacré peut sembler aller de soi chez un auteur s’inscrivant dans l’imaginaire de la judéité, il n’en demeure pas moins qu’elle détonne avec les reprises comiques du message biblique chez les personnages de la tétralogie. Rappelons à cet égard que Saltiel (l’oncle juif de Solal) lit en secret le Nouveau Testament, que Mangeclous enfreint les dix commandements en escroquant les habitants de son village ou encore en omettant de donner à manger à ses enfants, et qu’Ariane célèbre son amour adultère en reprenant des passages du Cantique des cantiques. Cette reprise parodique du message biblique ne semble plus possible dans les récits autobiographiques.

L’ironie est d’ailleurs pratiquement absente des textes plus tardifs, dont le ton se situe plutôt du côté du pathos. Ce changement est frappant dans les passages où Cohen transpose des thèmes de la tétralogie dans le contexte de l’histoire de l’intimidation du jeune Albert ou du quotidien éprouvant de sa mère. Par exemple, les activités mondaines qui sont l’objet d’une satire sociale dans les romans deviennent une illustration de la situation socioéconomique précaire d’Albert et de sa mère. C’est le cas de leurs sorties dans un restaurant au bord de la mer :

Et on se mettait à manger poliment, à regarder artificiellement la mer, si dépendants l’un de l’autre. C’était le plus beau moment de la semaine, la chimère de ma mère, sa passion : dîner avec son fils au bord de la mer. À voix basse, car elle avait, ma pauvre chérie, un complexe d’infériorité pas piqué des coccinelles, elle me disait de bien respirer l’air de la mer, de faire une provision d’air pur pour toute la semaine. J’obéissais, tout aussi nigaud qu’elle. Les consommateurs regardaient ce petit imbécile qui ouvrait consciencieusement la bouche toute grande pour bien avaler l’air de la Méditerranée[16].

Cette scène contraste fortement avec la relation mère-fils de Mme Deume et Adrien telle qu’elle est montrée dans la tétralogie : la planification d’un souper avec Solal (invité en tant que patron d’Adrien) souligne plutôt le manque de goût et le caractère hautain de la société bourgeoise à laquelle appartient les personnages de la tétralogie. Les plaisirs modestes auxquels aspirent Albert et sa mère contrastent avec l’absence de toute modération chez la famille Deume, qui prépare un menu gargantuesque pour la venue de leur invité. Pourtant, les personnages du Livre de ma mère rappellent ceux de la tétralogie par leur besoin d’exister sur la scène sociale.

Un certain comique est même présent lorsque la mère, « ayant un complexe d’infériorité pas piqué des coccinelles », tente de se fondre dans le décor en parlant à voix basse ou quand le jeune Albert prend une grande respiration pour profiter de l’air marin de l’intérieur du café. Toutefois, le ton satirique avec laquelle le narrateur cohénien critique la futilité des aspirations sociales des Deume ne semble pas comparable à la moquerie indulgente qui allège ponctuellement le récit dramatique des souffrances vécues par Albert et sa mère. Source d’une critique cinglante de la vanité de la petite bourgeoisie, le désir de vivre dans le regard de l’autre devient un symbole de la solitude éprouvée par Albert, qui n’a pas le droit de jouer avec les autres enfants à cause de ses origines juives, et par sa mère, trop accaparée par son travail et ses tâches ménagères pour avoir du temps de loisir. Bref, le potentiel ironique des récits autobiographiques est désamorcé par la contextualisation des événements racontés.

Une opposition entre la passion amoureuse d’Ariane et Solal dans Belle du Seigneur et l’amour maternel qui unit Albert à sa mère se crée également dans cette scène, qui fait écho aux repas des deux amants dans un restaurant sur le bord de la mer[17]. Ces repas sont en fait les rares moments où Ariane et Solal peuvent sortir de leur idylle amoureuse pour reprendre contact avec la société à laquelle ils appartenaient. L’aveuglement des deux personnages — qui méprisent les interactions futiles et le mauvais goût vestimentaire des autres touristes faute de pouvoir s’avouer leur ennui — ouvre la porte à une lecture ironique de ce passage. La similitude entre ces deux scènes montre que c’est l’amour maternel et non l’amour adultère qui est célébré dans Le livre de ma mère. Autant que l’absence d’ironie, l’omniprésence de la figure maternelle dans les récits autobiographiques illustre une sortie du monde romanesque, puisqu’elle rappelle que ces récits se veulent porteurs d’une morale à laquelle résistent les romans de Cohen en tant que lieu des aventures amoureuses des protagonistes.

Dans cette ligne d’idées, le rapport à la bonté de la mère d’Albert met en lumière une critique de la littérature en tant que lieu d’une vie mondaine en décalage avec la réalité du commun des mortels. La mère d’Albert, qui se dévoue pour son mari et son fils, appartient au monde de la famille et du travail, que le narrateur oppose à celui des conversations littéraires mondaines :

Ma mère redescendait au magasin, remontait, redescendait, travaillait, travaillait, allait faire les courses, revenait, déplaçait les lourdes caisses, travaillait, travaillait, tandis qu’en de nobles demeures de charmantes jeunes filles, spiritualistes parce que rentées, remplissaient de thé leurs nobles vessies et discutaient de musique ou de littérature et de merveilles d’âme ou, munies de leurs postérieurs fendus en deux, se préparaient à faire un élégant tour de cheval[18].

La littérature est ici présentée comme un des loisirs parmi tant d’autres appartenant à la vacuité du mode de vie bourgeois. Au même titre qu’une promenade à cheval ou qu’une réception mondaine, la lecture et la discussion d’œuvres littéraires permettent une démonstration de la puissance économique de la haute société. Il montre ainsi tout ce qui est admiré dans la sphère sociale — intelligence, sensibilité artistique, beauté physique ou élégance vestimentaire — comme des « déguisements[19] » des rapports de force qui sous-tendent les liens sociaux et qui nourrissent la vanité des membres de la haute société. Cette admiration pour la force est d’autant plus paradoxale que, par-delà les différences de classe sociale, tous les individus sont liés par la même condition mortelle. L’être humain ne pouvant supporter la finitude de son existence, il tente d’oublier celle-ci à travers une multiplication de ses divertissements. Son goût pour les arts (incluant l’art littéraire) est donc, selon Cohen, un moyen de ne pas se confronter à la fragilité de son existence :

Je ne vois que des squelettes, squelettes en smoking l’autre soir, squelettes faisant la queue hier après- midi devant le cinéma, attendant patiemment sous la pluie, pour acheter deux heures de bonheur et ne pas savoir qu’ils vont mourir. Mots que j’écris, rouges fourmis broyantes dans mon cœur[20].

Dans cette optique, la littérature est présentée dans les récits autobiographiques comme une source de corruption morale incompatible avec la bonté naïve que cristallise la mère — qui se dévoue entièrement à son amour maternel, comme le souligne le remplacement de son prénom par le titre de « mère ».

De surcroît, la mère d’Albert incarne aux yeux de celui-ci un « frère humble du génie[21] », puisqu’elle fait preuve d’humilité devant le monde de la littérature, qu’elle peut mieux habiter du fait qu’elle le considère comme lui étant étranger. D’ailleurs, le titre du Livre de ma mère suggère que le seul livre qui compte véritablement aux yeux de la mère d’Albert est la Torah. Elle peut ainsi s’émerveiller devant le mystère de la création littéraire, un peu comme un croyant se prosterne devant la grandeur de la création divine :

Dis-moi, mes yeux, ces fables que tu écris (ainsi appelait-elle un roman que je venais de publier) comment les trouves-tu dans ta tête, ces fables ? Dans le journal, ils racontent un accident, ce n’est pas difficile, c’est un fait qui est arrivé, il faut seulement mettre les mots qu’il faut. Mais toi, ce sont des inventions, des centaines de pages sorties du cerveau. Quelle merveille du monde ![22]

Notons au passage que l’aveu d’ignorance de la mère détonne avec l’attitude du père d’Albert, qui lit et admire des grands philosophes du passé même si leurs propos lui échappent. L’humilité de la mère est quant à elle si grande que celle-ci ne peut concevoir que c’est d’elle que son fils tient son imagination. En effet, le narrateur raconte comment les histoires que sa mère écrivait et illustrait pour lui avant de partir au travail lui tenaient compagnie à son réveil. Ces histoires prenant la forme de lettres, elles ne visaient pas à être publiées mais à faire perdurer le lien entre la mère et le fils par-delà leur séparation. Ces histoires inculquaient au passage des modèles de gentillesse et de douceur à l’enfant, qui s’enthousiasmait devant l’histoire de l’éléphant Guillaume qui prend « gentiment[23] » sur son dos son ami la fourmi Nastrine pour l’amener à l’école. Le narrateur commente rétrospectivement la valeur de ces histoires pour enfant : « J’aime mieux les histoires de ma mère que les romans de certaines dames de la littérature qui racontent toujours, camouflée, leur propre chiennerie d’adultère, l’héroïne étant sublime et le monsieur un vilain moineau[24]. » Par conséquent, c’est une pratique de la littérature différente de celle valorisée dans les hautes sphères sociales qui est proposée à travers la figure maternelle : ses réflexions suggèrent que la lecture peut être la source d’une expérience de l’étonnement plutôt que de pédanterie, et que l’écriture peut servir à perpétuer la bonté au lieu de mettre en scène les amours futiles d’amants narcissiques.

Dans cette optique, le projet autobiographique de Cohen s’inscrit dans une filiation directe avec l’activité littéraire de la mère d’Albert. En fait, ces récits se présentent comme un moyen de faire perdurer le lien mère-fils par-delà la mort de manière à transmettre, à travers le récit du fils, le sens de moralité de la mère. C’est pourquoi Le livre de ma mère prend la forme d’une conversation entre la mère et son fils, ou d’une « dernière lettre » permettant d’absoudre le fils pour ces lettres qu’il a négligées d’envoyer à sa mère du vivant de celle-ci. Il est aussi possible de considérer les récits autobiographiques comme le lieu d’une conversation entre l’écrivain et son lecteur. C’est ce que suggère du moins cette apostrophe présente dans les Carnets :

Toi qui me lis, tu te feras tant de soucis bientôt, tu te mettras en colère ou en douleur, Dieu sait pourquoi, peut-être pour un vêtement raté par ton tailleur, [...] ou parce que tu n’as pas été invité au bridge de cet autre futur squelette de duchesse. Tu oublies sans cesse, nous oublions sans cesse [...] que ce bois de notre cercueil attend tranquillement son heure qui viendra. [...] nous oublions que nous sommes aussi des condamnés à mort, toi, moi, tous[25].

Une fusion s’opère ici entre le lecteur et l’écrivain à travers l’emploi d’un « nous » qui inclut le narrateur dans le monde qu’il décrit. Si les adresses au lecteur ne sont pas toujours aussi développées, elles rythment néanmoins les récits autobiographiques. Elles constituent d’ailleurs un outil rhétorique au fondement de l’appel à une « tendresse de pitié » pour le peuple juif formulé dans le récit Ô vous, frères humains — dont le titre même prend la forme d’une adresse au lecteur. L’influence de la voix maternelle sur les récits autobiographiques nous ramène ainsi au mouvement de sortie du roman (monde de l’ironie et de l’aventure) qui vise à la transmission d’une vérité messianique dans les récits autobiographiques.

Les textes engagés de Cohen comme lieu d’un rejet plus mitigé du roman :

La vision du roman qui se dessine en creux des récits autobiographiques porte à croire que Cohen, dans les trente dernières années de sa vie, a simplement rejeté le genre romanesque pour se tourner vers des genres pouvant véhiculer ses idéaux moraux et politiques. Ce changement pourrait s’expliquer en partie par l’influence de la Deuxième Guerre mondiale sur la pratique littéraire de ce romancier : devant les horreurs subies par son peuple, Cohen aurait ressenti l’urgence de faire de l’écriture un moteur à convictions. C’est ce qui expliquerait que les récits autobiographiques mais aussi les pamphlets politiques de Cohen aient été publiés après 1942, alors que les avancées militaires des Nazis ont forcé le romancier à immigrer en Angleterre. Notons que le projet littéraire derrière les textes engagés de Cohen — libérer l’Europe de la montée du fascisme — s’inscrit dans la même lignée que celui des récits autobiographiques. C’est comme si le propos politique présenté dans les textes engagés écrits durant la guerre était repris mais sous un angle moral ou religieux dans les textes autobiographiques écrits à partir de 1954. La menace tangible d’une victoire nazie est toutefois utilisée pour justifier un rejet beaucoup plus violent et provocateur d’une recherche esthétique. Le texte Salut à la Russie, où Cohen appelle à une mobilisation plus grande des forces des Alliés, offre une critique virulente de la beauté artistique, lieu de nuances irréconciliables avec un appel aux armes. Le romancier abandonne son lyrisme habituel, formulant son rejet à l’aide de phrases aussi courtes que tranchantes :

Les œuvres nuancées, les études de l’âme humaine sont maintenant un péché. Crache dessus, frère, puis chante la guerre. [...] Certains des écrits que j’ai lus sont gauches, mal équarris. Ils n’ont pas besoin d’être beaux. Crache sur la beauté, frère. Elle est une alliée d’Hitler[26].

Le contexte politique justifie ainsi un déplacement dans le rôle des écrivains, qui, à travers leur nouvel engagement, deviennent des « fabricants de munitions, des fournisseurs de guerre, des chauffeurs de sang[27] ». Même les œuvres narratives doivent momentanément devenir le lieu de l’engagement. C’est pourquoi Cohen encourage l’écriture de l’histoire d’une jeune communiste modèle qui aurait non pas les « intermittences du cœur parfaitement inutiles à la guerre » mais plutôt « un héroïsme d’une seule coulée toute brute[28] ». Le temps n’est plus à la recherche de la beauté ou de la vérité à travers la lecture d’un romancier : « Un Proust russe ne donnerait nullement aux soldats russes l’envie de mourir pour leur patrie. Au mieux, le soldat russe s’assiérait contre un arbre et se mettrait à lire, oubliant son bataillon[29]. » Ces deux passages recèlent une critique claire de la vision de la littérature de Proust, qui avait d’ailleurs initialement donné le titre Les intermittences du cœur à sa Recherche. Plus largement, nous pouvons y voir une dénonciation des histoires de commérages et de tromperies amoureuses racontées dans les romans du XIXe siècle mais aussi de l’influence qu’a eu le mouvement de « l’art pour l’art » sur le canon littéraire français.

Néanmoins, cette critique d’une création artistique tournée vers l’inutilité montre que Cohen est conscient du « sacrifice » ou de l’« héroïsme[30] » que représente l’asservissement de l’écriture à une cause militante. Il reconnaît que l’abandon de la « grande littérature » ne mènera qu’à des œuvres stériles vouées à une gloire éphémère. En ayant recours à l’exemple du jeune soldat qui abandonne son bataillon afin de poursuivre sa lecture de la Recherche, ce romancier avoue que les écrits qui découleront de l’indignation collective n’auront pas le pouvoir enchanteur de l’œuvre proustienne, qui incite le lecteur à s’éloigner de la sphère sociale le temps de sa lecture. Rappelons d’ailleurs que le jeune Cohen lui-même a été ébloui la première fois qu’il a ouvert À l’ombre des jeunes filles en fleurs au point de poursuivre sa lecture jusqu’au moment où un commis de librairie lui a apporté une chaise[31]. En ce sens, Cohen s’avère un lecteur des œuvres littéraires qu’il condamne, ce dont témoignent les quelques noms de romanciers qu’il mentionne en entrevues. Comme expliqué plus haut, les différentes qualités esthétiques du cycle Solal et les Solal s’inscrivent dans une filiation littéraire avec les grands romanciers de la culture occidentale, ce qui suppose que cet écrivain a été profondément marqué par la lecture de certaines œuvres du canon littéraire. Tout en attribuant un caractère narcissique aux littéraires qui créent à distance des grands mouvements sociaux, Cohen leur concède une estime qu’il ne peut octroyer aux écrits de circonstance. À l’œuvre utile décriant les injustices sociales, le romancier oppose ainsi celle qui offre une recherche de la vérité et de la beauté.

Une vision de la littérature fondée sur un « miraculeux mariage des contraires » :

Les écrits politiques révèlent ainsi que le choix entre la création d’un roman et l’élaboration d’une pensée morale prend la forme d’un déchirement chez Cohen. Ce déchirement n’est d’ailleurs pas entièrement absent des récits autobiographiques, où se dessine une tension entre la bonté de la mère d’Albert et l’incapacité du narrateur à se montrer à la hauteur de cette bonté. En fait, l’amour maternel est présenté comme assez grand pour accepter le tempérament d’artiste du fils, qui ne peut s’empêcher de pratiquer la fable et l’ironie : « Il est vrai qu’elle aimait tout de moi, et même mes ironies[32]. » Nous avons certes montré qu’un désir de sortir du roman pour se tourner vers une écriture prophétique est au fondement des textes autobiographiques, mais le cycle Solal et les Solal n’est pas ouvertement répudié dans ces écrits ou dans les entrevues tardives données par Cohen. D’ailleurs, les deux derniers tomes de la tétralogie (Les Valeureux et Belle du Seigneur) ont été publiés à la fin des années 1970, plusieurs années après la rédaction des écrits politiques durant la Deuxième Guerre mondiale et après la parution du Livre de ma mère en 1954. Dans cette optique, il ne semble pas satisfaisant de voir la rupture entre l’univers de la tétralogie et la visée morale des écrits tardifs comme le signe d’une révélation chez Cohen, qui aurait délibérément délaissé l’écriture romanesque pour se dévouer à certaines causes politiques. Il est plus juste de constater une oscillation chez ce romancier entre deux visions de la littérature qu’il considère lui-même comme contradictoires. Cette lecture de l’œuvre cohénienne est d’ailleurs cohérente avec la définition du génie littéraire proposée dans les récits autobiographiques :

dans le génie, il y a un mariage miraculeux des contraires. [...] Le génie, c’est [...] surtout, surtout, un fou de la sensibilité, qui sent trop, qui sent follement, qui est constamment prêt à la douleur absolue pour tout, à la joie absolue pour tout, qui souffre presque autant de ne pas retrouver ses clefs que d’avoir perdu sa femme [...] Oui, bien sûr, j’exagère, mais c’est pour dire une vérité incroyable[33].

Dans cette optique, les tensions au cœur de la tétralogie seraient causées par la sensibilité de Cohen, qui le confronterait à la complexité des choses humaines. Un génie littéraire se manifesterait chez lui par un désir d’absolu l’empêchant de trancher entre différentes visions de la littérature, mais plus fondamentalement entre les différentes vies possibles incarnées par ses personnages.

La faillibilité du narrateur de Belle du Seigneur, preuve de la portée ambiguë du roman :

La présence d’un doute quant au rôle de la littérature teinte toutefois la narration de la tétralogie, où s’insinuent parfois la voix prophétique et les idéaux qui deviendront dominants dans les récits autobiographiques. Notons que Cohen a lui-même affirmé en entrevue que Solal était un « pamphlet passionné contre la passion[34] », attribuant rétrospectivement une portée morale à son œuvre romanesque. Dans le cycle romanesque, c’est le narrateur qui se fait porteur d’un projet moral en s’adressant directement au lecteur afin de lui transmettre ses impressions et ses jugements. Ses remarques prennent souvent la forme de parenthèses qui sont notamment insérées à la suite de la description d’un personnage. Au début de Solal, le narrateur se permet une première remarque au sujet de M. Sarles (le père d’Aude, la première épouse de Solal) lors de son introduction dans le récit : « (J’aime ce vieux pasteur.)[35] » Il prend la liberté d’effectuer une remarque similaire au sujet de Mme Sarles, comme s’il désirait nuancer l’ironie avec laquelle il présente les habitudes religieuses de ce personnage : « (En somme elle était sympathique[36].) » Le narrateur se permet parfois de lancer spontanément certaines maximes au lecteur : « Au cimetière, il [Solal] s’assit devant la tombe du pasteur. (Puisque bientôt tu seras enfoui aussi, toi qui lis, tue l’orgueil et revêts-toi dès à présent de bonté[37].) »

Toutefois, ces passages où la voix du narrateur guide le lecteur sont surtout présents au début du cycle romanesque. Le monologue intérieur autonome devenant l’outil de narration prédominant dans Belle du Seigneur, la voix de certains personnages finit par l’emporter sur celle du narrateur. Le narrateur prend une dernière fois la parole au début de la passion d’Ariane et Solal, cautionnant la passion des deux amants malgré son caractère inévitablement éphémère :

Jeunes gens, vous aux crinières échevelées et aux dents parfaites, divertissez-vous sur la rive où toujours l’on s’aime à jamais, où jamais l’on ne s’aime toujours, rive où les amants rient et sont immortels, élus sur un enthousiaste quadrige, enivrez-vous pendant qu’il est temps et soyez heureux comme furent Ariane et son Solal, mais ayez pitié des vieux, des vieux que vous serez bientôt, goutte au nez et mains tremblantes, mains aux grosses veines durcies, mains tachées de roux, triste rousseur des feuilles mortes[38].

Malgré son emploi des formules oxymoriques (alliant la vie et la mort, la jeunesse et la vieillesse, l’éternité et l’éphémère), le narrateur ne porte pas un jugement critique sur les actions des personnages. Au contraire, son propos porte à croire qu’il se renferme ensuite dans un silence admiratif parce que l’amour en jeu outrepasse ses facultés de narration. Dans cette optique, l’effacement de la voix narrative dans la deuxième moitié de Belle du Seigneur témoigne d’une certaine faillibilité chez le narrateur cohénien, qui ne peut aussi bien chanter l’amour que les amants eux-mêmes.

Cette lecture de la place du narrateur dans Belle du seigneur fait écho à la méfiance dont Cohen fait preuve à l’égard de toute tentative de « surintellectualiser » le réel ou l’activité littéraire. Affirmant lors de plusieurs entrevues ignorer la signification de la composition esthétique de son œuvre, il se fait le critique des romanciers qui se font les commentateurs de leurs propres créations littéraires :

Vous me faites peur quand vous me parlez de préméditer, de constructions et de plans. Je n’en sais rien moi. [...] En abstraction, je suis un infirme. [...] Alors il se passe ceci que certains écrivains que je vois et que j’entends à la télévision après les avoir admirés un temps comme commentateur de leur œuvre, je me précipite sur le roman qu’ils ont écrit et je me dis quelle merveille ça va être. Et en réalité, le roman que je lis est tellement moins bien que le commentaire qu’ils en ont fait[39].

Dans cette entrevue, Cohen nie le caractère prémédité de son œuvre romanesque au point d’affirmer qu’il dort ses romans et que ceux-ci lui sont imposés comme des rêves. Ce dégoût qu’il manifeste pour une conceptualisation de l’activité artistique explique en partie son mépris pour les romanciers qui planifient méthodiquement leurs textes. Une telle critique pourrait expliquer en partie les seuls propos (fort peu élogieux) qu’il a tenus au sujet de la pratique romanesque de Flaubert : « Proust est un grand écrivain, un vrai grand écrivain, pas Flaubert, il suait sur son texte, il suait, il voulait toujours en remettre pour faire plus joli[40]. » Contrairement aux romanciers qui proposent des structures narratives et des phrases très réfléchies, Cohen crée un récit désordonné prenant la forme d’un flux de longues phrases lyriques. Le regard que le romancier porte sur son travail, tout comme la forme de son roman, attestent donc de l’abnégation d’une vision intellectualisée du monde qui s’opère dans Belle du Seigneur.

En ce sens, c’est le rapport conflictuel entre les actions et les réflexions des personnages qui problématise la vision un peu naïve du narrateur. Des trois personnages prenant le relais de la narration (Solal, Ariane et sa servante Mariette), c’est le héros éponyme qui porte le regard le plus lucide sur les contradictions perceptibles entre son mode de vie et ses idéaux. En témoignent les pensées qui le travaillent alors qu’il prend son bain, se préparant à retrouver Ariane au début de leur liaison :

Enthousiaste de la voir bientôt, il ne pouvait pourtant s’empêcher de ressentir le ridicule de ces deux pauvres humains qui, au même moment et à trois kilomètres l’un de l’autre, se frottaient, se récuraient comme de la vaisselle, chacun pour plaire à l’autre, acteurs se préparant avant d’entrer en scène. Acteurs, oui, ridicules acteurs[41].

Le protagoniste ne se laisse pas moins emporter par l’exaltation de son amour pour Ariane, comme le reflète son étrange danse à la sortie du bain :

il [...] dansait à l’espagnole, [...] soudain [...] mettait la main en visière pour follement apercevoir une bien-aimée, dansait ensuite à la russe, [...], s’élançait, tourbillonnait, [...] s’applaudissait de la voir tout à l’heure, se souriait, s’aimait, l’aimait, aimait celle qu’il aimait. Oh, il vivait, vivait à jamais[42] !

Forcé d’agir dans le monde réel, Solal est en mesure de saisir la nature problématique du lien qui l’unit à Ariane tout en étant emporté dans le « délire sublime des débuts[43] » de leur amour. Tiraillé par des désirs irréconciliables, Solal fait preuve d’autodérision, offrant au lecteur la possibilité d’une interprétation ironique de ses aventures. Ayant conscience du caractère éphémère de son bonheur, le héros ne se laisse pas moins aller à un certain délire, imaginant sa rencontre prochaine avec sa bien-aimée. La folie de Solal finira toutefois par l’emporter sur sa lucidité, ce que révèle l’escalade de violence et de jalousie sur laquelle se termine la liaison des deux amants à la fin du roman.

En ce sens, l’œuvre de Cohen, ou du moins l’évolution de son héros, a quelque chose de tragique : Solal est prisonnier de certaines tensions — une vision à la fois lyrique et ironique de l’amour, un goût de vivre et une angoisse de la mort, le désir de s’intégrer à sa société et un dégoût pour les rapports de force qui la régissent — qui ne trouvent pas de véritable résolution dans le roman. Le suicide des deux amants est une fin en soi convenue, et pourtant, il place le lecteur devant une expérience de la perplexité. Bien qu’il y ait clôture narrative à la fin de Belle du Seigneur, force est d’admettre qu’une ambiguïté demeure dans le sens à attribuer à l’histoire d’amour d’Ariane et Solal. Le rapport ironique que Solal entretient à l’existence tout comme son sens du tragique donne ainsi une profondeur à ses péripéties en décalage avec la bonté naïve qu’incarne le narrateur cohénien dans les romans comme dans les récits autobiographiques.

Conclusion : le roman comme réservoir à contradictions :

À la lumière de notre analyse de l’ensemble de l’œuvre de Cohen, sa vision du roman ne semble pouvoir être formulée qu’à travers une dynamique paradoxale entre le désir de faire de la littérature le porte-parole de certaines idées et une estime pour un genre littéraire qui laisse une certaine liberté interprétative au lecteur. S’il est difficile de dégager une vision claire du roman des affirmations éparses de Cohen, sa pratique du roman fait de ce genre littéraire un espace de pensée favorable aux confrontations d’idéaux multiples et peut-être même contradictoires. L’univers romanesque de Solal et les Solal ne présente pas seulement une vision nuancée de la réalité des personnages : il résiste à une lecture unificatrice qui réconcilierait son pôle comique et son pôle tragique, les illusions des protagonistes et leur lucidité, ou encore une critique de l’amour-passion au récit lyrique des amours de Solal. Les romans de la tétralogie se présentent au lecteur sous le signe d’une incohérence assumée. C’est ce qu’illustre l’absence d’un équivalent au Temps retrouvé à la fin du cycle cohénien, qui ne semble pas tout è fait arriver à une conclusion. Et c’est peut-être dans cette impression que rien n’a véritablement été « retrouvé » à la fin des aventures de Solal que se situe la singularité de l’œuvre cohénienne.

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[1] Cette affirmation provient d’une discussion entre Albert Cohen et Paul-Henri Spaak, où ce dernier convainc Cohen de ne pas abandonner son activité littéraire pour devenir ambassadeur en Israël. Cette discussion est rapportée par Jacques Chancel dans Albert Cohen. Radioscopie de Jacques Chancel, Paris, Éditions du Rocher, 1999 [1980], p.64.

[2] Dans le contexte d’entrevues, Albert Cohen ne fait qu’énumérer des romanciers qui l’ont marqué sans donner plus de détails : « Stendhal. Oui Stendhal. Et puis les Russes. Et puis Dickens, cet imbécile de génie. » Voir « Albert Cohen », Semaine littéraire, Télévision suisse normande, 21 mai 1969.

[3] Déçu à la lecture de la correspondance entre Proust et Madame de Noailles, Cohen a veillé à la destruction de ses manuscrits et d’une majorité de sa correspondance. De plus, il donne des réponses laconiques et évasives aux questions sur la littérature qui lui sont posées dans le cadre d’entrevues : racontant des souvenirs d’enfance ou décrivant son rapport à la judéité, l’auteur de Belle du Seigneur évite de s’attarder sur la signification de ses romans (reléguant ce travail à la critique), refuse de commenter la littérature de son époque ou de développer au sujet de ses goûts littéraires.

[4] Malgré le laps de temps entre la parution du premier tome en 1930 et du dernier en 1969, la critique s’entend pour dire que la version finale de Belle du Seigneur et des Valeureux provient principalement du manuscrit rédigé par Albert Cohen avant sa fuite en Angleterre durant la Deuxième Guerre mondiale. Mathieu Bélisle remarque que ce brouillage temporel explique en partie la « réception problématique » des romans de Cohen, qui ont été redécouverts lorsque Belle du Seigneur [1968] a été publié et a remporté le prix de l’Académie française, même si son œuvre romanesque a été pensée au tournant des années 1930. Voir Mathieu Bélisle, Le drôle de roman. Rire et imaginaire dans les œuvres de Marcel Aymé, Albert Cohen et Raymond Queneau, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, coll. « Espace littéraire ».

[5] Les deux derniers tomes de la tétralogie constituaient initialement un seul roman. Considérant que Belle du Seigneur vient en dernier selon la chronologie de la narration, nous y référerons comme le dernier tome du cycle.

[6] Cette lecture de l’œuvre de Cohen nous provient des travaux de Schaffner. Voir Alain Schaffner, « Le romanesque dans les romans d’Albert Cohen », dans Alain Schaffner et Philippe Zard (dir.), Albert Cohen dans son siècle, Paris, Le Manuscrit, 2005, p. 355-374.

[7] Si cette thèse revient dans la majorité des travaux de ce critique, elle est principalement développée dans son ouvrage Le Goût de l’absolu. L’enjeu sacré de la littérature dans l’œuvre d’Albert Cohen, Paris, Honoré Champion, 1999.

[8] Albert Cohen, Ô vous, frères humains, Paris, Gallimard, coll. « folio », 1972, p.14.

[9] Idem, p.78.

[10] Idem, p. 177.

[11] Idem, p. 15.

[12] Idem.

[13] Idem, p. 61-63.

[14] Albert Cohen, Carnets 1978, Paris, Gallimard, coll. « folio », 1978, p. 166.

[15] Albert Cohen, Ô vous, frères humains, Ibid., p. 138.

[16] Voir Albert Cohen, Le livre de ma mère, Paris, Gallimard, coll. « folio », 1954, p. 47. Mentionnons au passage que cette scène rappelle le premier séjour à Balbec de Marcel et de sa grand-mère dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Ne connaissant personne qui pourrait les introduire à la vie de l’hôtel, Marcel s’accommode plus difficilement que sa grand-mère de cet anonymat forcé, qui l’empêche notamment d’entrer dans les bonnes grâces de Mlle Stermaria. Voir Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 1999, [1918] p. 541.

[17] « Le lendemain, elle lui proposa de descendre déjeuner en bas, au restaurant, à titre exceptionnel, bien entendu, c’était tellement plus agréable de prendre les repas chez eux, mais pour une fois ce serait amusant de voir ces têtes bourgeoises, comme si on était au théâtre, en somme. Ils descendirent gaiement en se tenant le bras.

À table, elle commenta ironiquement les physionomies, supputa les professions et les caractères. Elle était fière de son Sol, si élégant, si différent de ces mangeurs, fiers des regards de leurs affreuses épouses. » Voir Albert Cohen, Belle du Seigneur, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2018 [1968], p. 1418.

[18] Albert Cohen, Carnets 1978, p. 13-14.

[19] Idem, p. 156.

[20] Idem, p. 88.

[21] Cohen utilise cette expression pour décrire sa mère dans « Albert Cohen », entrevue avec Franck Jotterand réalisé par André Gazut, Télévision suisse normande, 1er janvier 1974, 1 min 22.

[22] Albert Cohen, Le livre de ma mère, Ibid., p. 70.

[23] Albert Cohen, Carnets 1978, Ibid., p. 18.

[24] Idem, p. 18.

[25] Idem, p. 81.

[26]Albert Cohen, Salut à la Russie, Paris, Les éditions du préau des collines, 2003 [1942], p.33.

[27] Idem, p. 33.

[28] Idem, p. 37.

[29] Idem, p. 38.

[30] Idem, p. 34.

[31] C’est du moins ce qu’Albert Cohen raconte en entrevue : « Mon seul coup de foudre jamais éprouvé pour un écrivain, du plus loin que je me souvienne, remonte à l’année 1920 ou 1921. C’était au Caire. Je suis entrée dans une librairie, j’ai pris un livre. Sur sa couverture, un nom que je ne connaissais pas... J’ai commencé à lire et, au bout d’une heure, le libraire est venu m’apporter une chaise. Je lisais sans pouvoir m’interrompre et même en négligeant la chaise. J’ai lu Marcel Proust, debout. Ce fut un coup de cœur formidable ! Et dire qu’André Gide l’a refusé ! » Voir Jacques Chancel, op. cit., p. 122.

[32] Albert Cohen, Le livre de ma mère, Ibid., p. 146.

[33] Albert Cohen, Carnets 1978, Ibid., p. 54.

[34]Jacques Chancel, op. cit., p. 89.

[35]Albert Cohen, Solal, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2018 [1930], p. 140.

[36] Idem, p. 154.

[37] Idem, p. 319.

[38] Albert Cohen, Belle du Seigneur, Ibid., p. 1239.

[39] « Les débuts d’Albert Cohen », entrevue avec Franck Jotterand réalisé par André Gazut, Télévision suisse normande, 1er janvier 1970, 3 mins 04.

[40] Ce propos est rapporté dans Gérald Valbert, Albert Cohen ou le pouvoir de vie, Paris, Édition L’Age d’Homme, 1990, p. 53.

[41] Albert Cohen, Belle du Seigneur, Ibid., p. 1196.

[42] Idem.

[43] Idem, p. 1188.

Bibliographie

Ouvrages cités

Ĺ’uvres d'Albert Cohen :Ěý

Solal et les Solal, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2018 [1930-1969].

Salut à la Russie, Paris, Les éditions du préau des collines, 2003 [1942].

Le livre de ma mère, Paris, Gallimard, coll. « folio », 1954.

Ô vous, frères humains, Paris, Gallimard, coll. « folio », 1972.

Carnets 1978, Paris, Gallimard, coll. « folio », 1978.

Entrevues de Cohen :

« Cohen et l’écriture », entretien avec Benjamin Romieux, Télévision suisse normande, Suisse, 9 juillet 1954.

« Albert Cohen », Semaine littéraire, Télévision suisse normande, 21 mai 1969.

« Les débuts d’Albert Cohen », entretien avec Franck Jotterand réalisé par André Gazut, Télévision suisse normande, 1er janvier 1970.

« Albert Cohen », entretien avec Franck Jotterand réalisé par André Gazut, Télévision suisse normande, 1er janvier 1974.

« Entretien avec Albert Cohen », entrevue avec Bernard Pivot, Apostrophes, 23 décembre 1977.

« Carnets 1978 », entrevue avec Catherine Charbon Télévision Suisse normande, 10 juin 1979.

Jacques Chancel, Albert Cohen. Radioscopie de Jacques Chancel, Paris, Éditions du Rocher, 1999 [1980].

Autres ouvrages consultés :

Bélisle, Mathieu, Le drôle de roman. Rire et imaginaire dans les œuvres de Marcel Aymé, Albert Cohen et Raymond Queneau, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, coll. « Espace littéraire ».

Proust, Marcel,ĚýĂ€ l’ombre des jeunes filles en fleurs, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 1999 [1918].

Schaffner, Alain, Le Goût de l’absolu. L’enjeu sacré de la littérature dans l’œuvre d’Albert Cohen, Paris, Honoré Champion, 1999.

Schaffner, Alain, « Le romanesque dans les romans d’Albert Cohen », dans Alain Schaffner et Philippe Zard (dir.), Albert Cohen dans son siècle, Paris, Le Manuscrit, 2005, p. 355-374.

Valbert, Gérard, Albert Cohen ou le pouvoir de vie, Paris, Édition L’âge d’Homme, 1990.

Valbert, Gérard, Conversations avec Albert Cohen, Lausanne, L’Age d’Homme, coll. « Poche suisse » 2006.

Citations

Albert Cohen, Ô vous, frères humains, Paris, Gallimard, coll. « folio », 1972.

Avant que tout impassible sur mon lit de mort je sois, indifférent même aux sanglots de celle que j’ai tant aimée, avant donc que tout silencieux et gourmé je sois, il faut que j’écrive un livre utile, court ou long, on verra bien, et assez de romans. (14)

Albert Cohen, Carnets 1978, Paris, Gallimard, coll. « folio », 1978.

Et pourquoi ne redirais-je pas ce qui m’importe ? Je ne me préoccupe pas d’art, ni de sobriété, ni d’élégance. Je ne me préoccupe que de ma vérité, de cette vérité précieuse, toujours la même, toujours nouvelle en mon cœur et digne d’être dite et redite. Et ce qui m’importe, ce qui est vrai et capital, pourquoi ne pas inlassablement le redire ? Ainsi, redis-je, ainsi ont fait mes prophètes, saints ressasseurs. (166)

Albert Cohen, Salut à la Russie, Paris, Les éditions du préau des collines, 2003 [1942].

Les écrivains se sont engagés. Ils font la guerre. Ils travaillent sur commande et c’est non un abaissement mais une sainteté et un sacrifice. Sur commande de la patrie. Afinogenov, Ivanov, Soloviev, Ehrenbourg et tous leurs frères en ont marre de l’amour, des fleurs saintes, de ciels clairs, des jeunes filles. Les œuvres nuancées, les études de l’âme humaine sont maintenant un péché. Crache dessus, frère, puis chante la guerre. Les écrivains russes, et c’est leur gloire, ne veulent plus être que des fabricants de munitions, des fournisseurs de guerre, des chauffeurs de sang. Ils livrent du courage et de la foi. L’encre encore fraîche, la marchandise d’héroïsme est embarquée et livrée au front. Certains des écrits que j’ai lus sont gauches, mal équarris. Ils n’ont pas besoin d’être beaux. Crache sur la beauté, frère. Elle est une alliée d’Hitler. Écrites à la hâte dans une gare ou sous un bombardement ou dans un train, écrites dans un grand élan d’émoi, certaines de ces œuvres sont mal venues, grandiloquentes, faibles, conventionnelles quoique sincères ou peut-être parce que trop passionnément sincères. C’est pas bon, c’est faux, c’est raté, ça pullule de grands mots, ça boite, c’est échevelé, ça a de la flamme, c’est sublime. Ces œuvres ont une mission. Rudimentaires et bourrée de clichés, elles apportent de la haine et de l’amour, fabriquent de l’héroïsme. En aidant à remporter la victoire et la liberté des œuvres de demain, elles auront bien mérité de l’art. Les écrivains russes sont héroïques et tout jeunes. Il faut de l’héroïsme et du sacrifice pour accepter d’écrire sur commande des médiocrités en flammées. Il faut de la jeunesse — et une grande seigneurie — pour ne pas craindre d’être bête et pour ressentir avec tant de force des sentiments usés. Saint appétit de l’enfant qui trouve du goût aux mets simples et dont l’âme est assez opulente pour merveilleusement transfigurer et enrichir des pauvretés. Plus besoin d’art et de grande littérature. Nous avons plus beau à contempler que de grands livres et c’est le temps présent qui est un roman de formidable beauté où s’entre-choquent des mythes, gigantesques dieux, où les hommes montrent combien ils peuvent supporter pour sauver de grandes idées chéries. Vouloir échapper au temps présent — par la musique ou les livres ou d’autres diableries — c’est signe de sécheresse, de petit tempérament ou d’insuffisance haine du mal fasciste. Quel changement en nous. Depuis un an ou deux, les grandes œuvres littéraires nous sont antipathiques qui nous reflètent les préoccupations d’oisifs se gargarisant de beauté ou de nobles émois en fun de compte sexuel ou de chers problèmes personnels.

La grande littérature ne nous sert maintenant de rien. La grande littérature est réformée, inapte au service militaire. Les écrivains russes l’ont compris. C’est leur honneur. Ils ne font plus que de l’utile. Ils servent la cause de l’homme humain en guerre. Et c’est mieux que de servir la vérité dont je ne sais où elle est ou la beauté dont je ne sais que trop de quoi elle procède.

Médiocrités, ai-je dit. Non, efficience. C’est l’immense et simple fretin qui fait la guerre. C’est à lui que les égards et les soins sont dus. C’est à lui seul que les écrivains russes s’adressent. Seuls les grands sentiments, trombones et tams-tams, font battre le cœur de l’immense fretin qui est un enfant. Honneur aux écrivains russes qui savent ceindre de force le soldat et le casquer de colère. Ils ne lui donnent pas d’amples œuvres riches pleines de nature et de diversité, rieuses et d’arrière-goût mélancolique, mais de petites pièces héroïques, de petits contes exaltants qui semblent sortir d’un journal pour enfants et avoir été écrits par de petits garçons purs qu’enthousiasment les mots héroïques, qui n’ont nul sens du ridicule et qui, sans nuances, décrivent des Allemands tous odieux et des Russes tout ravissants. (Hé, je sais bien que ce n’est pas vrai et l’écrivain russe aussi. Mais une seule chose est nécessaire — à laquelle il faut tout sacrifier et même le trésor personnel de probité artistique.) Eh va donc, ils te lui assènent, sur le crâne du soldat, de l’ouvrier et du paysan, les plus rudimentaires clichés émotifs. Ce n’est plus le temps de vraies et de mordorées jeunes filles en passion, vêtues de musique et d’attente. Vive le son du canon. C’est la guerre et une seule chose est nécessaire. C’est la guerre et c’est le temps pour l’écrivain de ne plus faire le surfin. C’est le temps de décrire (avec peut-être au cœur quelque secrète honte mais aussi avec le sentiment du devoir accompli, du devoir militaire envers la patrie, du devoir de bonté envers les humbles) une jeune communiste héroïque, toute en bois, sublime comme un guignol ou comme une héroïne de la tragédie grecque.

Et cette jeune communiste devra, non avoir des intermittences du cœur parfaitement inutiles à la guerre, mais un héroïsme d’une seule coulée brute. Elle devra, comme dans un de ces contes envoyés au front russe et que je viens de lire avec une considération sans doute sincère, demander à mourir les yeux ouverts, sa carte du parti contre le cœur. Et, lorsque les abominables soldats fascistes l’auront mises en joue, elle devra trouver le temps de crier tout au long : Vive l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques de Russie et en avant sous l’étendard victorieux de Lénine ! Un Proust russe ne donnerait nullement aux soldats russes l’envie de mourir pour leur patrie. Au mieux, le soldat russe d’assiérait contre un arbre et se mettrait à lire, oubliant son bataillon. C’est de mannequins sublimes que le soldat a faim. Et les écrivains russes les lui donnent avec une générosité qui honneur à leur tempérament et à leur patriotisme. Tous ces personnages de petites pièces russes s’exaltent et gueulent que c’est un plaisir. « Nous égorgerons la truie fasciste ! En avant, pour la patrie, pour la liberté, pour l’honneur, hourrah ! » Et ils me rappellent le saint amphigouri d’une autre grande période nationale, les sublimes déclamations de la Révolution française et des comités du salut public.

Soyons naïfs, à la russe. Et rêvons que dans tous les pays libres en guerre, les écrivains s’assemblent et, après des embrassades qu’ils sont assez jeunes pour ne pas trouver ridicules, prêtent serment de ne plus penser qu’à la guerre, de ne plus sentir que la guerre. Une seule chose est nécessaire, crie l’un d’eux à la tribune, et c’est de contribuer à détruire, par l’enthousiasme que nous susciterons, l’attirante et dangereuse bête qui rôde, dangereuse non point tant parce qu’elle veut s’emparer de nos terres et nous asservir mais parce qu’elle veut aussi nos âmes humaines et nous rendre pareils à elle. Donc à la guerre, frères écrivains ! Ainsi parle cet absurde écrivain.

Un rĂŞve naĂŻf Ă©videmment. (33-39)

« Cohen et l’écriture », entretien avec Benjamin Romieux, Télévision suisse normande, Suisse, 9 juillet 1954.

[Question : Ces personnages, dites-moi, sont-ils pures inventions de votre esprit créateur ou bien alors la projection de modèles vivants ?]

Ce sont des inventions, évidemment. Seulement, il faut que ces inventions aient un point de départ dans le réel. Un écrivain qui ne part pas de la réalité, un écrivain qui ne se nourrit pas des sucs de la vie, et qui ne s’inspire pas des contacts heureux ou des contacts douloureux qu’il a pu avoir avec ses frères humains… Eh bien cet écrivain ne peut donner naissance qu’à des fantômes, à des êtres lymphatiques, à des êtres qui sont des prénoms, des prénoms qui flottent dans le livre comme des poissons crevés. Des prénoms et non des êtres de chair et de sang. On peut dire en somme que voyez-vous la réalité donne à l’écrivain les graines. Des graines qui peuvent être minuscules d’ailleurs, qui peuvent être insignifiantes. Ces graines, ça peut être tout simplement un geste aperçu dans la rue, un sourire, le sourire d’une femme, la réflexion d’un inconnu.

Mais alors de ces graines apportées par le hasard, le tempérament de l’écrivain peut accomplir un miracle : de ces graines il peut faire des arbres, de ces graines il peut faire des forêts. Voyez-vous, Dostoïevski, eh bien je suis sûr qu’il a rencontré un Raskolnikov, mais un commencement de Raskolnikov. Dans la vie réelle, je suis sûr que Tolstoï a rencontré une petite ébauche d’Anna Karénine, un pauvre petit essai d’Anna Karénine. Mais Tolstoï, cette femme qu’il a rencontrée, eh bien il en a fait quelque chose de plus vrai qu’elle-même, de plus complet qu’elle-même, de plus vivant qu’elle-même. Il en a fait la vraie Anna Karénine, l’universelle. [1 mins 49 à 4 mins 13]

[Question : Que représente-t-il [Mangeclous] exactement pour vous ?]

Monsieur Romieux, je suis tout à fait désolé de vous décevoir. Ce qu’il représente pour moi, j’en sais rien du tout. Je me suis contenté de le faire. Je ne me suis jamais demandé ce qu’il représentait. Ça c’est l’affaire des critiques. D’ailleurs, vraiment, je crois qu’il n’est pas bon qu’un romancier soit lucide. Je crois qu’il n’est pas bon qu’il sache exactement ce qu’il veut faire, ce qu’il va faire. Je crois qu’il n’est pas bon qu’il comprenne ce qu’il fait. Je crois que l’intelligence stérilise. Je crois que la préméditation stérilise. Je pourrais vous citer des exemples illustres de stérilisations par l’intelligence. Je crois que, en matière de roman, on ne fait bien que ce qu’on fait avec quelque chose de mystérieux, quelque chose que j’appellerai vaguement les parties obscures de l’âme, que j’appellerai nos nébuleuses affectives, notre magma émotionnel. [5 mins 36 à 6 mins 52]

« Les débuts d’Albert Cohen », entretien avec Franck Jotterand réalisé par André Gazut, Télévision suisse normande, 1er janvier 1970.

Vous me faites peur quand vous parlez de préméditer, de constructions et de plans. Je n’en sais rien moi. Je ne sais pas, je suis le contraire de ces écrivains qui préméditent, qui savent ce qu’ils veulent faire. Moi je n’en sais rien. Et je ne sais pas si je saurai vous expliquer même parce qu’en abstraction, je suis un infirme. J’admire les écrivains que j’écoute à la télévision et qui savent si bien dire ce qu’ils ont fait, pourquoi ils l’ont fait, qui sont d’admirables commentateurs de leur œuvre. Et vraiment, quand je dis que j’admire, je suis sincère. J’admire parce que je sais que moi à leur place je ne saurais absolument pas expliquer. Alors il se passe ceci que certains écrivains que je vois et que j’entends à la télévision après les avoir admirés un temps comme commentateur de leur œuvre, je me précipite sur le roman qu’ils ont écrit et je me dis quelle merveille ça va être. Et en réalité, le roman que je lis est tellement moins bien que le commentaire qu’ils en ont fait. Le plus souvent, il est pourri d’intelligence, stérilisé d’intelligence, plus sec que caroube. Et maigre et squelettique. Or moi, j’aime les romans gras, gras de cette graisse humaine qui est l’amour pour les personnages.

Oui alors, j’en reviens à ce que vous m’avez demandé, donc prémédité, mais non je ne prémédite rien du tout. Moi, on pourrait dire que je dors mes livres, que je les dors, que je les rêve, n’est-ce pas. Eh bien, vous me direz mais c’est impossible eh bien je vous dirai vous-même, quand vous rêvez, il vous arrive peut-être de rêver à une jeune fille qui tout d’un coup apparaît et vous donne la main et que ensuite, au cours de ce même rêve absurde et obligatoire et… comment dirais-je… imposé, surgit une vieille fée carabosse, une vieille femme. Eh bien ce rêve vous y croyez absolument, à cette femme, il y a une raison à ce rêve que vous avez fait n’est-ce pas. Mais si je vous demande les raisons de ce rêve vous n’en savez rien, et pourtant il s’est imposé à vous. Eh bien de la même manière tel ou tel événement, tel ou tel personnage s’imposent à moi sans que je sache pourquoi. Tous mes livres sont des livres rêvés, mais des livres rêvés éveillés. [3 mins 04 à 5 mins 50]

Jacques Chancel, Albert Cohen. Radioscopie de Jacques Chancel, Paris, Éditions du Rocher, 1999 [1980].

« Après “le camelot”, j’ai pris la décision de ne plus sortir de chez moi. Je me suis cloîtré dans ma chambre en me disant : ici est ma petite France. J’étais entouré de livres de romanciers français — des Zola, un Louis Boussenard, illustre inconnu qui a écrit des récits de voyages pour enfants… » (33)

« J’ai d’ailleurs gardé un souvenir assez triste de cette aventure [celle de la mise en scène de Ézéchiel, sa seule pièce théâtre]. Dans le roman, on est maître à bord, tandis qu’au théâtre, on dépend trop des acteurs. Je n’écrirai plus jamais de pièces… » (50)

« Elle [Bella Cohen] a refait Belle du Seigneur quatre fois, savez-vous ? Quatre fois, elle a retapé le manuscrit, et chaque fois qu’elle me le rendait, j’ajoutais, j’ajoutais ! … Mon idéal — j’ai un peu honte de le reconnaître — aurait été de continuer à en remettre, et encore en remettre, jusqu’au bout de la vie ! Au final, nous aurions eu le livre de toute l’humanité ! » (53)

« J’en ai parlé à Paul-Henri Spaak, qui venait souvent chez nous : “Dites-moi ce qu’il faut que je fasse. Je serai ambassadeur si vous m’assurez que ce poste est intéressant.” Spaak m’a fait cette réponse : “Écoutez, pourquoi diable allez-vous, aujourd’hui, vous bourrer le crâne d’hébreu ? Il est beaucoup trop tard ! Vous êtes un maître en langue française, désormais. Votre œuvre trône dans la forêt française, tel un arbre de Judée ! D’autre part, avec tous ces états en formation, nous aurons de quantités d’ambassadeurs à travers le monde ! Or, il n’y a qu’un seul Albert Cohen. Eh bien, soyez le seul Albert Cohen et restez donc sagement à votre place…” J’ai suivi son conseil. » (65)

« Si je vous disais ce que je pense vraiment des écrivains, je me ferais huer ! Le “chichi” incroyable, par exemple, fait autour d’André Gide que je considère comme un écrivain mineur, me stupéfie. Je n’ai jamais pu comprendre qu’il soit encensé, tel un roi de la littérature française ! C’est un pauvre petit écrivain, plein de lui — entre autres parce qu’il était riche et qu’il pouvait faire ce qu’il voulait ! Une littérature de rien du tout, lamentable ! Je préfère Dickens de loin ! Bien sûr, il y a Proust, la concierge de génie, mais enfin, qui d’autre ? Céline, peut-être ? Je l’ignore car je n’ai jamais rien lu de lui. D’ailleurs, je ne lis pratiquement plus personne, ça ne m’intéresse pas. » (67)

« [Question : “Ignobles romanciers, écrivez-vous, bande de menteurs qui embellissent la passion et donnent l’envie aux idiots et aux idiotes !” Pourquoi leur faire ce procès ?]

Parce que aucun d’eux ne dit jamais la réalité ! Est-ce qu’une fois, Tolstoï nous a annoncé qu’Anna Karénine était constipée ? Jamais ! Or, j’affirme qu’elle l’a été et qu’elle a dû prendre de l’huile de ricin… Qu’elle a eu aussi des ennuis intra-utérins. On ne dit jamais tout ça ! Je vais proposer qu’on écrive sur les murs de métro, et même partout ailleurs, que “les amants vont aux cabinets !” Au lieu de “Dubo, Dubon, Dubonnet”, on lira aussi qu’ils “ont quelquefois la diarrhée” !

Le sentiment amoureux vu par la plupart des romanciers est un monde faux, un monde de comédie. Il est possible qu’Anna Karénine ait eu des flatulences, qu’elle s’est efforcée de déguiser du mieux qu’elle a pu — en parlant fort, en essayant de couvrir le bruit. Ceci est vrai !

[Commentaire : Vous avez voulu faire le contre-roman de l’amour-passion.]

Absolument ! Je suis en réalité le vertueux fils de prophète qui a voulu montrer à quel point la bestialité règne en amour.

[Commentaire : Tout le monde prend pourtant Solal pour un formidable roman d’amour.]

C’est un pamphlet passionné contre la passion ! » (88-89)

« [Commentaire : Vous n’avez pas toujours été tendre avec les poètes. Je vous cite : “Ils ont de sentiments courts, et c’est pour ça qu’ils vont à la ligne…” Je suppose que vous ne pensez qu’à un certain type de poètes. Mais diriez-vous cela de Valéry, Paul Claudel, Saint-John Perse, et maintenez-vous ce propos dont je crois qu’il n’était qu’une boutade — car vous êtes un grand romancier, et je crois qu’on n’est pas un grand romancier sans être, au fond, un poète…]

Vous avez bien raison de penser que cette boutade ne concernait qu’une certaine sorte de poètes. Beaucoup de poésies ne me paraissent en effet relever que d’une machinerie sans importance, non dépourvue souvent de vanité un peu ridicule. » (112)

« Je pense, comme vous, que toute œuvre littéraire est une sorte de testament. Et je crois que, d’une manière ou d’une autre, on pourrait déceler, dans chacun de mes livres, une part de ce testament. Mais peut-être ai-je eu davantage conscience d’en rédiger un pendant que j’écrivais Ô vous, frères humains, ainsi que mes Carnets. » (113)

« Cher François Nourissier, il me faut vous avouer que, depuis quelques années, je ne lis pratiquement plus jamais de romans. Je me tourne de plus en plus vers le documentaire et surtout les biographies. Toute vie humaine “vraie” me passionne. […]

J’aime les mémoires, les vies… Le hasard fait que lorsque j’ouvre un roman, son sort est vite réglé : s’il est imprimé en gros caractères, avec un total de cent vingt-cinq pages, je n’en veux pas. Je suis peut-être injuste, je rate peut-être quelque chose de magnifique, mais je le rejette. Quand le texte est plus épars, avec un dialogue suivi d’un blanc, puis d’une description suivie d’un nouveau blanc, ça ne m’intéresse pas non plus, je vois tout de suite de quoi il s’agit… Récemment, j’ai reçu un roman dans lequel il était question d’une Juive amoureuse d’un Arabe. Je l’ai écarté aussi, ça ne peut pas être bon.

Mon seul coup de foudre jamais éprouvé pour un écrivain, du plus loin que je me souvienne, remonte à l’année 1920 ou 1921. C’était au Caire. Je suis entré dans une librairie, j’ai pris un livre. Sur sa couverture, un nom que je ne connaissais pas… J’ai commencé à lire et, au bout d’une heure, le libraire est venu m’apporter une chaise. Je lisais sans pouvoir m’interrompre et même en négligeant la chaise. J’ai lu Marcel Proust, debout. Ce fut un coup de cœur formidable. Et dire qu’André Gide l’a refusé ! » (121-122)

« [Commentaire : Albert Cohen, je suis frappé, dans votre œuvre que j’admire beaucoup, par l’importance de la part autobiographique, même lorsqu’il s’agit de romans. J’aimerais vous demander comment vous voyez, en tant que romancier, le travail de l’écrivain sur les souvenirs personnels, sur le milieu natal, par exemple… Comment la fiction, chez vous, utilise-t-elle la mémoire ? Est-ce une sorte de nécessité intérieure ou bien un choix délibéré, et pouvez-vous expliquer de quelle manière vous passez de l’autobiographie au roman ?]

Il se trouve que je ne peux malheureusement rien expliquer. Tout se passe dans l’obscur chez moi — dans l’inconscient, je suppose… S’y mêlent, à mon insu, mémoire et fiction. Je n’écris évidemment pas comme un médium car je sais où je veux aller, mais l’essentiel m’est donné par un mystère que je ne sais traduire. » (123-124)

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