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On a pu la dire 诲颈蝉肠谤猫迟别[4], mais, au fil des ann茅es, NDiaye, qui est g茅n茅reuse de commentaires sur sa pratique, a peu 脿 peu produit un vaste discours sur celle-ci, presque exclusivement sous forme d鈥檈ntretiens[5], dont une quarantaine ont 茅t茅 consid茅r茅s dans la pr茅paration de la pr茅sente 茅tude. Ses r茅flexions se font alors ins茅parables de la r茅ception de ses livres, s鈥檕rganisant autour des questions qui lui sont pos茅es, lesquelles en influencent la composition et la direction[6]. Ne s鈥檈squivant presque jamais en entrevue, puisqu鈥� 芦 on doit bien r茅pondre 脿 une question 禄[7] 鈥� m锚me lorsqu鈥檈lle choque par son inconvenance[8] 鈥�, Marie NDiaye tente pourtant d鈥櫭ヽhapper aux cat茅gorisations, insistant pour se dire 芦 multiple 禄[9]. Elle s鈥檈xprime avec un souci de pr茅cision qui a pour envers une sorte d鈥檋umilit茅 : 芦 Parfois, en interviews, je sens que je n鈥檃i pas les outils pour parler de litt茅rature, n鈥檃yant pas fait Normale sup ou de longues 茅tudes. Alors je r茅ponds le plus simplement possible 禄[10]. Mais cette simplicit茅 apparente travaille, chez NDiaye, de concert avec la complexit茅, la profondeur. On le verra tout au long de ces pages, le roman se pr茅sente constamment, dans son discours, comme l鈥檃rt d鈥檜n d茅licat 茅quilibre.

Une cr锚te assez 茅辫颈苍别耻蝉别 :

NDiaye a commenc茅 脿 茅crire si jeune qu鈥檌l lui arrive d茅j脿 de revenir, avec un certain recul, sur l鈥櫭﹙olution de son 艙uvre, et m锚me sur son propre discours sur celle-ci, commentant alors des changements qu鈥檈lle associe 脿 sa 芦 maturit茅 禄[11]. Or ces r茅flexions, issues du jeu des dialogues avec les journalistes, font appara卯tre une s茅rie de points qui se pr茅sentent comme des 苍舱耻诲蝉 fort significatifs dans son discours de romanci猫re.

Ainsi, revenant en 2001 sur une premi猫re partie de son parcours, elle se d茅clare d茅sormais en mesure de renoncer aux 芦 perches 禄 que repr茅senteraient 芦 la phrase difficile ou le recours au merveilleux 禄[12]. Similairement, elle exprime en 2009 sa lassitude 芦 des belles phrases syntaxiquement irr茅prochables et longues 禄, ardues : 芦 apr猫s plus de vingt ans d鈥櫭ヽriture, peut-锚tre que je suis plus tranquille et que j鈥櫭﹑rouve moins le besoin de montrer que je sais faire 禄[13]. Elle explique dans un autre des nombreux entretiens de l鈥檃nn茅e du Goncourt : 芦 Maintenant que je m没ris, je suis de plus en plus intrigu茅e et int茅ress茅e par la bont茅. Elle est plus difficile 脿 comprendre que la cruaut茅, plus 诲颈蝉肠谤猫迟别 et, par l脿, plus compliqu茅e 脿 d茅crire[14] 禄. 脌 lire NDiaye, il semble que ces traits 鈥� si l鈥檕n r茅sume : merveilleux, exigence 芦 formelle 禄, tonalit茅 dramatique 鈥�, pourtant rattach茅s 脿 la singuli猫re recherche de son 艙uvre, soient parfois une 茅chappatoire qui m猫ne 脿 茅luder 脿 peu de frais les probl猫mes romanesques, 脿 茅viter d鈥� 芦 aller au bout de ce qu鈥檕n a cr茅茅 禄[15].

Or ce qui fait de ces enjeux, dont on voit que NDiaye les entrelace, de v茅ritables 苍舱耻诲蝉 dans son discours sur son travail, c鈥檈st non seulement la fr茅quence 脿 laquelle ils y font retour, mais le fait que l鈥櫭ヽrivaine ne cesse d鈥檡 apporter, chaque fois qu鈥檈lle est amen茅e 脿 y revenir, des nuances, voire des contradictions. Ainsi, elle peut affirmer, en 2009, qu鈥檈lle a 芦 du mal avec la r茅alit茅 stricte, des histoires qui ne soient pas d茅bord茅es par des choses 茅tranges, inqui茅tantes, magiques 禄[16]. Elle insiste ailleurs sur le caract猫re essentiel 脿 ses yeux du 芦 style 禄, 芦 d鈥檃utant plus important aujourd鈥檋ui, 脿 une 茅poque o霉 la litt茅rature est menac茅e par les s茅ries 禄, ajoutant aussi que le 芦 propre du roman est de mettre en sc猫ne des personnages qui souffrent, qui ont des troubles 禄[17]. Elle va m锚me jusqu鈥櫭� d茅clarer, en 2021 : 芦 romanesquement, ce qui va mal est quand m锚me plus int茅ressant que ce qui va bien 禄 ; 芦 les drames sont quand m锚me souvent ce qui fonde l鈥檃rt romanesque 禄[18].

Sans doute comprend-on mieux de telles variations non en tentant de documenter pr茅cis茅ment les 茅tapes de transformations diachroniques du point de vue de NDiaye, mais en d茅celant, dans les reprises et les tiraillements de ce discours, le sympt么me de la tentative obstin茅e, poursuivie d鈥櫯搖vre en 艙uvre, d鈥櫭ヽrire 脿 une intersection pr茅caire :

Plus jeune j鈥檃vais l鈥檌mpression qu鈥檌l 茅tait impossible d鈥櫭猼re 脿 la fois litt茅rairement exigeante et accessible 脿 un grand nombre de lecteurs, ou en tout cas j鈥檃vais l鈥檌mpression que cela m鈥櫭﹖ait impossible, alors que maintenant je vois bien comment on peut se tenir sur une cr锚te assez 摆鈥�] 茅辫颈苍别耻蝉别 摆鈥�] entre une exigence litt茅raire et un plaisir de lecture. [J]鈥檃i l鈥檌mpression aussi que maintenant, avec le temps, je peux tout 脿 fait envisager de d茅crire non pas uniquement le drame et la face sombre des choses, mais aussi leur envers et parler non seulement de la brutalit茅 et de la m茅chancet茅, mais aussi de la douceur et de la gentillesse alors que plus jeune 莽a m鈥櫭﹖ait impossible parce que je trouvais 莽a trop dur aussi. C鈥檈st-脿-dire qu鈥檈n g茅n茅ral il est plus facile de d茅crire ce qui va mal que ce qui va bien, les mots viennent plus facilement, et il est oui plus facile quand on est jeune de d茅crire des ogres que des bonnes f茅es. 脟a semble plus int茅ressant. Alors que maintenant je pense que je peux faire les deux. C鈥檈st l脿 un peu que je situe la maturit茅[19].

NDiaye chercherait ainsi 脿 茅tablir une tension qu鈥檈xpriment le 脿 la fois, le entre, le mais aussi : 芦 J鈥檈ssaie de faire une trame o霉 le r茅el et le merveilleux soient si intimement li茅s qu鈥檕n ne sache plus tr猫s bien o霉 est l鈥檜n, o霉 est l鈥檃utre 禄[20]. Il s鈥檃git bien de 芦 tenir sur une cr锚te 禄, comme elle l鈥檃ffirme, reprenant dans un autre entretien la m茅taphore du relief accident茅, sans verser du c么t茅 d鈥檜ne 茅criture adress茅e uniquement 脿 celles et 脿 ceux qui 芦 ont suivi de grandes 茅tudes 禄 ni 芦 tomber dans la simplicit茅 禄[21]. On l鈥檃ura compris, ces points d鈥檌nflexion que nous venons d鈥櫭﹙oquer, loin d鈥櫭猼re des indices d鈥檌ncoh茅rence, donnent au contraire 脿 voir cette cime anguleuse et exigu毛 sur laquelle s鈥檃vance le roman ndiayen.

Exag茅rer pour savoir :

On ne s鈥櫭﹖onnera pas, vu le r么le de cet 茅quilibre vacillant chez elle, que l鈥檃mbigu茂t茅 soit centrale 脿 la conception du roman de NDiaye, parente de l鈥櫭﹖ranget茅 que la critique associe 脿 son 艙uvre[22]. 芦 J鈥檃ime, en art, l鈥檕blique, l鈥檃mbivalent 禄, r茅pond-elle, interrog茅e sur la dimension f茅ministe de ses livres et cherchant 脿 茅chapper 脿 une cat茅gorisation a priori[23]. 芦 C鈥檈st quand m锚me la force de la litt茅rature, la nuance 禄, insiste-t-elle dans un entretien de 2021, 芦 [s]鈥檌l n鈥檡 en a pas, on est dans autre chose, dans des r茅cits 茅difiants 禄[24].

Mais il semble que cet int茅r锚t pour l鈥櫭﹒uivoque ne soit pas attribuable 脿 une 谤茅迟颈肠别苍肠别 脿 r茅v茅ler certains 茅l茅ments 脿 la lecture. L鈥櫭ヽrivaine trouve plut么t dans cette ambigu茂t茅 une fa莽on d鈥櫭猼re fid猫le 脿 un rapport au monde qui d茅borde son 茅criture romanesque. 芦 Il me semble 茅prouver cela dans la vie 禄, explique-t-elle, 芦 que nos souvenirs sont peu s没rs, notre m茅moire des visages et des choses dites, bien trompeuse 禄[25]. Il s鈥檃girait, alors, non pas de la recherche d鈥檜n effet d鈥檌nsolite, par la soustraction, mais d鈥檜ne attention accrue 脿 certains aspects de l鈥檈xistence. Parlant de sa pr茅f茅rence pour 芦 les fins ouvertes, ambigu毛s 禄, NDiaye explique : 芦 Quand on laisse une fin soit ouverte, soit trouble, on est beaucoup plus r茅aliste, car nos vies ne sont au fond pas closes sur elles-m锚mes 禄[26]. Et elle revient dans un entretien r茅cent sur son int茅r锚t pour l鈥檃mbigu茂t茅 鈥� et sur ce 谤茅补濒颈蝉尘别 qu鈥檈lle lui attribue :

[I]l me semble qu鈥檈n pratiquant ainsi je suis une 茅crivaine hyper-r茅aliste, c鈥檈st-脿-dire il me semble que nos vies sont pleines de sentiments ambigus, d鈥檃mbivalences, d鈥檌ncertitudes quant 脿 ce que pensent les autres 脿 notre sujet, d鈥檌ncertitudes parfois quant aux sentiments qu鈥檕n porte aux autres. Il me semble qu鈥檕n 茅volue toujours dans des mondes mouvants o霉 oui, les sentiments sont parfois certains puis se d茅litent, et on ne les reconna卯t plus 摆鈥�][27].

Le pr茅fixe 芦 hyper- 禄, associ茅 au 谤茅补濒颈蝉尘别, r茅it猫re et renforce ce que disait plus haut le 芦 beaucoup plus 禄 ; il s鈥檃git de pousser plus loin, d茅mesur茅ment, l鈥檃ttention au monde[28]. Le roman passerait alors par l鈥�insistance sur l鈥檌mpression de flou et d鈥檃mbigu茂t茅 ressentie dans la vie r茅elle : 芦 J鈥�别虫补驳猫谤别 ce sentiment dans mes romans, j鈥檈n fais une hyperbole[29] 禄.

Mais, 脿 la lumi猫re de cette 别虫补驳茅谤补迟颈辞苍 romanesque ndiayenne, nous apercevons aussi mieux la relation qui unit l鈥櫭﹒uivoque 脿 un autre aspect de son 艙uvre, la 芦 cruaut茅 禄. Car si ce trait 茅voque d鈥檈mbl茅e des propos de ses personnages qui sont moins voil茅s qu鈥檌nconfortablement directs, il semble qu鈥檌l s鈥檃gisse encore d鈥�别虫补驳茅谤别谤. L鈥檈xc猫s tiendrait alors au fait de dire ce qu鈥櫭� l鈥檃ccoutum茅e on tait, m锚me les pens茅es les plus fuyantes :

摆鈥�] Contrairement 脿 ce qui se passe dans la vie, on dit ce qu鈥檕n ne dit pas 鈥� on exprime ce qu鈥檈n g茅n茅ral on se contenterait de penser 摆鈥�]. Qu鈥檕n puisse exprimer ce qui rel猫verait plut么t de la vague impression, d鈥檜n sentiment de plaisir, de d茅plaisir, et qui serait informulable pour des raisons de d茅cence, de d茅licatesse, de gentillesse ou d鈥檌mpossibilit茅 ou autre... / Ce qui m鈥檌nt茅resse c鈥檈st d鈥檃ller droit au but, m锚me si il y a des sortes de codes du roman, et il faut parfois un peu envelopper tout 莽a pour le rendre absorbable, digeste, supportable[30].

Nous retrouvons alors, dans cette tension entre 芦 l鈥檕blique, l鈥檃mbivalent 禄 et le 芦 droit au but 禄, une nouvelle configuration de la cr锚te 茅辫颈苍别耻蝉别 qui traverse l鈥檋orizon romanesque ndiayen. C鈥檈st elle qui fait l鈥檌nt茅r锚t du roman, comme le montre NDiaye alors qu鈥檈lle rattache encore implicitement la cruaut茅 脿 une forme d鈥櫛鸪娌共得┌�补迟颈辞苍 romanesque :

J鈥檃ime bien l鈥檌d茅e de faire dire 脿 certains personnages tout ce qu鈥檌ls ont en t锚te, les personnages qui n鈥檕nt aucune sorte d鈥檌nhibition, qui disent leurs pens茅es, leurs arri猫res pens茅es, bref tout ce qui est normalement indicible car cruel et qui rel猫verait du trop profond茅ment enfoui ou impoli pour qu鈥檕n puisse oser le dire. 脟a d茅stabilise les autres autour d鈥檈ux et c鈥檈st cette d茅stabilisation qui est int茅ressante litt茅rairement[31].

Ainsi, malgr茅 le rapport de l鈥櫯搖vre de NDiaye avec la magie, le merveilleux, qu鈥檕n relie souvent 脿 l鈥櫭﹖ranget茅, il 芦 n鈥檡 a pas [chez elle] 茅norm茅ment d鈥檌nvention, pas de fabrication 禄, comme elle l鈥檃ffirme dans un entretien qui porte sur La sorci猫re (1996), mais qui r茅sonne avec ce que nous venons d鈥檈xaminer. Au c艙ur de sa conception du roman se trouverait plut么t une 芦 repr茅sentation exag茅r茅e 禄 : 芦 Il s鈥檃git d鈥檜ne 别虫补驳茅谤补迟颈辞苍, d鈥檜ne 别蝉迟丑茅迟颈蝉补迟颈辞苍. Comment appeler le fait de mettre en image ? 禄[32]. C鈥檈st d鈥檃illeurs cette 芦 question esth茅tique 禄 qui fait la 蝉辫茅肠颈蹿颈肠颈迟茅 de son travail artistique, et du rapport au r茅el qu鈥檈lle d茅ploie dans ses romans, o霉 il ne s鈥檃git 芦 pas seulement de retranscrire, mais de faire aussi quelque chose qui soit beau, qui soit une 艙uvre 禄[33].

Cette interrogation men茅e dans et par le roman para卯t souvent aller de pair, dans le discours de NDiaye, avec son potentiel de d茅couverte, voire de connaissance. Ainsi, quand elle aborde sa pr茅dilection pour les histoires violentes, elle d茅clare qu鈥檈lle : 芦 aimerai[t] essayer de comprendre ce comportement ou de savoir ce qui [y] conduit 禄[34]. Mais elle admet que c鈥檈st l脿 un 芦 myst猫re qui ne s鈥櫭ヽlaircit pas 禄, sans solution claire :

[T]out en 茅tant descriptive, pr茅cise, j鈥檃ime que l鈥檌mpression du livre rel猫ve de l鈥櫭﹖ranget茅. Comme lorsqu鈥檕n s鈥檃pproche tr猫s pr猫s d鈥檜ne affiche et qu鈥檕n ne voit plus qu鈥檜ne somme de petits points. Le dessin d鈥檈nsemble dispara卯t et la chose que l鈥檕n voit devient curieuse, bizarre, incompr茅hensible^[35].

L鈥櫛鸪娌共得┌�补迟颈辞苍 romanesque, cette approche de trop pr猫s du r茅el, se pr茅sente chez NDiaye comme une lucidit茅 contradictoire qui se nourrit d鈥櫭﹒uivoque 鈥� et la provoque. C鈥檈st ainsi qu鈥檕n peut lire, dans une intervention de 2008 : 芦 Je crois que mon 茅criture est peut-锚tre une tentative de faire comprendre, de faire voir la profonde 茅tranget茅 du r茅el 禄[36]. L鈥櫛鸪娌共得┌�补迟颈辞苍 permet aussi de s鈥檈xaminer soi-m锚me : 芦 Exag茅rer, c鈥檈st un moyen de parler de soi sans en parler vraiment[37] 禄. En r茅ponse 脿 une question voulant que Ladivine (2013) soit une 芦 d茅nonciation de la condition noire 禄, NDiaye revient sur la force de d茅couverte du roman, expliquant avec prudence qu鈥檈lle 芦 aime travailler dans l鈥檃mbivalence parce qu鈥檌l [lui] semble qu鈥檈lle nous fait r茅fl茅chir davantage 禄, avant d鈥檃jouter : 芦 [l]es livres qui me restent le plus profond茅ment en m茅moire sont souvent ceux dans lesquels je n鈥檃i pas toujours tout compris ou dont je ne suis pas absolument s没re du sens final[38] 禄.

Voil脿 ce qu鈥檕n gagne 脿 se tenir sur l鈥櫭﹖roite cr锚te du roman, alors que la recherche la plus descriptive, la plus m茅ticuleuse, men茅e entre autres par l鈥櫛鸪娌共得┌�补迟颈辞苍, devient indissociable d鈥檜ne incompr茅hension, d鈥檜n malentendu, qui donne sa r茅sonance au roman[39]. O霉 il trouve sa puissance de d茅couverte, sa 诲颈蝉辫辞苍颈产颈濒颈迟茅 脿 la lecture 鈥� aux lectures.

Lire et lire : entre m茅moire et oubli :

M锚me si elle a consacr茅 sa vie 脿 茅crire, Marie NDiaye d茅clare sans h茅siter que 芦 la lecture [lui] importe plus encore 禄 que l鈥櫭ヽriture[40]. Elle insiste sur ce point : 芦 Je suis venue 脿 l鈥櫭ヽriture par la lecture, essentiellement. J鈥檃i 茅prouv茅, tr猫s jeune, le besoin d鈥檈ssayer de faire 脿 mon tour ce qui me procurait tant de plaisir : des livres 禄[41]. C鈥檈st aussi le seul conseil qu鈥檈lle donne 脿 celui ou celle qui commence 脿 茅crire, 芦 qu鈥檌l faut lire et lire et ne jamais cesser de lire 禄[42]. Cette pr茅茅minence accord茅e 脿 la lecture des romans d鈥檃utrui sur sa propre 茅criture s鈥櫭ヽlaire lorsqu鈥檕n constate que NDiaye y fait l鈥檈xp茅rience, dans sa forme la plus vive, de la capacit茅 du roman 脿 susciter la r茅flexion :

[L茅a Salam茅 :] Vous dites, dans un entretien a虁 La Libre Belgique, 芦 En tant que lectrice, j鈥檈sp猫re trouver en ouvrant un livre une explication aux choses, a虁 la vie, en sortir 茅clair茅e, enrichie de quelque chose qui me manquait. 禄 Qu鈥檈st-ce qu鈥檕n d茅couvre sur la vie en ouvrant votre livre ?

[Marie NDiaye :] Je me garderai bien de vous r茅pondre, ce serait d鈥檜ne pr茅tention tr猫s grande de ma part. Et puis, je crois que je l鈥檌gnore. Je sais ce que j鈥檃pprends quand je lis. Je sais moins ce que j鈥檃pprends lorsque j鈥櫭ヽris. Et d鈥檃illeurs tr猫s souvent je suis surprise de mes propres absences de ma卯trise ou de mes propres ignorances lorsque j鈥檃i 茅crit[43].

La distinction entre ces deux rapports au roman tient peut-锚tre au fait que le travail de l鈥櫭ヽriture ne permet pas, selon NDiaye, de se laisser affecter de la m锚me fa莽on par une 艙uvre. C鈥檈st ce qu鈥檃vance l鈥櫭ヽrivaine quand on lui demande comment elle a pu s鈥檃ttaquer 脿 l鈥檃ffreuse sc猫ne d鈥檌nfanticide de La vengeance m鈥檃ppartient (2021) : 芦 Je peux 锚tre boulevers茅e lorsque je lis des romans, mais pas lorsque j鈥檈n 茅cris. La technique, la n茅cessit茅 de construire les phrases emp锚chent toute 茅motion puissante. Je n鈥檕ublie jamais que j鈥檃i affaire 脿 des personnages et non 脿 des personnes 禄[44]. Sous cet angle, c鈥檈st parce que le roman conduit, s鈥檌l est r茅ussi, 脿 l鈥檕ubli de sa nature fictionnelle et de l鈥檃rtificialit茅 des figures qui le peuplent, qu鈥檌l peut entra卯ner l鈥櫭﹎otion et, ainsi, la r茅flexion.

Mais la lecture peut aussi se pr茅senter comme un aide-m茅moire pour l鈥櫭ヽriture, en ce qu鈥檈lle ram猫ne la romanci猫re au choix des mots, au rythme des phrases. C鈥檈st en ce sens que NDiaye raconte qu鈥檃vant de commencer une s茅ance de travail, elle 芦 li[t] deux ou trois pages d鈥檜n auteur ou d鈥檜n autre afin de [s]e mettre en jambe en quelque sorte 禄, 芦 souvent un extrait de Malcom Lowry 摆鈥�] ou de William Faulkner, ou de Claude Simon 禄[45]. Il y a l脿 un mouvement complexe, entre m茅moire et oubli : lire est 芦 une mani猫re de [se] rappeler que maintenant [elle] entre en litt茅rature 禄[46] 鈥� la lecture de ces phrases, m锚me en traduction, se pr茅sentant comme un 芦 entra卯nement extr锚mement profitable 禄 qui l鈥� 芦 aide 脿 produire les [s]iennes 禄[47] 鈥�, mais aussi une fa莽on de se souvenir que 芦 le reste doit 锚tre provisoirement mis de c么t茅 禄, qu鈥檌l faut 芦 茅惫补肠耻别谤 toutes [l]es pr茅occupations annexes 禄[48].

La puissance de la lecture, de l鈥檕ubli contradictoire et f茅cond, que NDiaye y associe, para卯t d茅couler d鈥檜ne sorte de l茅g猫ret茅 souveraine : c鈥檈st le potentiel d鈥檃cc茅der 脿 une multiplicit茅 de voies qui 茅chappent aux pr茅visions du ou de la romanci猫re. Il est 脿 ce propos amusant d鈥檈ntendre l鈥櫭ヽrivaine r茅torquer, ravie, apr猫s qu鈥檜ne lectrice ait livr茅 une longue explication de Mon c艙ur 脿 l鈥櫭﹖roit (2007), 脿 l鈥檕ccasion d鈥檜n 茅change public : 芦 c鈥檈st la force de la lecture 禄[49]. Cette id茅e d鈥檜ne libert茅 presque totale de la lecture revient souvent chez NDiaye, par exemple quant au titre de La vengeance m鈥檃ppartient : 芦 摆鈥�] ce sera 脿 chaque lecteur d鈥檌nterpr茅ter de quelle vengeance il peut s鈥檃gir et surtout, qui parle, ou pense, dans ce titre 禄[50]. Le r茅f茅rent du pronom 芦 m鈥� 禄 n鈥檡 est jamais pr茅cis茅 : 芦 c鈥檈st l鈥檕bjet d鈥檌nterpr茅tations possibles multiples 禄[51]. Dans un entretien de 2013, NDiaye le dit sans ambages : 芦 Je n鈥檃nticipe ni ne conteste jamais les interpr茅tations des lecteurs. Cela ne se contredit pas, les impressions. La seule responsabilit茅 que je me reconnaisse, c鈥檈st de ne pas ennuyer le lecteur, de faire en sorte qu鈥檌l ait envie d鈥檃ller au bout[52] 禄. Ailleurs, l鈥櫭ヽrivaine ajoute, recourant 脿 une image qui nous est d茅sormais famili猫re :

[C]鈥檈st trop cruel et facile pour un 茅crivain de tenir le lecteur puis de le laisser tomber sans apporter de r茅ponse 脿 une question. J鈥檈ssaie de me tenir sur cette frange-l脿, c鈥檈st-脿-dire de lancer toutes sortes de questions et de r茅pondre peut-锚tre pas 脿 toutes mais 脿 quelques-unes quand m锚me, tout en m茅nageant un espace suffisamment narratif pour que demeure un plaisir tr猫s basique de lecture. Ce qui fait qu鈥檕n l芒che un livre ou pas... L鈥檌d茅e, bien s没r, n鈥檈st pas de r茅pondre 脿 des attentes pr茅cises du lecteur, d鈥檜ne part parce que je les ignore, d鈥檃utre part parce que sinon on fait du Marc Levy. Disons que j鈥檈ssaie de produire un bel objet, litt茅rairement esth茅tique, harmonieux, mais aussi accessible. C鈥檈st accessible, mais rien n鈥檈st donn茅[53].

Ces 芦 mais 禄 successifs et oppos茅s, employ茅s pour penser l鈥檃ccessibilit茅 de ses livres, font entendre, dans le dire de NDiaye, cette arr锚te aigu毛 qui y est constamment engag茅e, et qu鈥檌l s鈥檃git de suivre dans l鈥櫭ヽriture en courant le risque de tomber d鈥檜n c么t茅 ou de l鈥檃utre de la cr锚te 鈥� autrement dit, en mettant 脿 l鈥櫭﹑reuve ses moyens romanesques.

On fait comme on peut :

Nous avons senti que le discours de NDiaye sur son 艙uvre, et sur l鈥櫭﹙olution de celle-ci, envisage la progression de ses moyens 鈥� 芦 avec la maturit茅, j鈥檃i plus de moyens litt茅raires 禄[54] 鈥�, tout comme elle revendique une perception plus nette de leurs contours et limites : 芦 [j鈥檃i] une id茅e plus pr茅cise de mes moyens 摆鈥�]鈥壜� ; 芦 je sais mieux 摆鈥�] ce que je peux et sais faire qu鈥檃utrefois 禄[55]. L鈥檌d茅e semble encore, lorsqu鈥檌l est question du rapport entre capacit茅 et incapacit茅 dans l鈥櫭ヽriture, d鈥檃tteindre un 茅quilibre pr茅caire : 芦 Lorsqu鈥檕n 茅crit, souvent on bricole avec ce qu鈥檕n sait faire, et ce qu鈥檕n ne sait pas trop faire aussi. Tout n鈥檈st pas voulu, 茅tudi茅, travaill茅, pes茅鈥� on fait aussi un peu comme on peut 禄[56].

En 2009, l鈥櫭ヽrivaine donne un exemple de ce qu鈥檈lle 芦 ne sait pas trop faire 禄, en abordant son incapacit茅 脿 茅crire des romans historiques, des fresques : 芦 Je ne fais pas d鈥檋istoires vraiment li茅es 脿 la soci茅t茅, je n鈥檈n ai pas la puissance. 摆鈥�] je n鈥檃i pas ce sens de l鈥檋istoire 禄[57]. Et elle ajoute : 芦 J鈥檃imerais, mais ce n鈥檈st pas ma main. Apr猫s vingt ans d鈥櫭ヽriture, on conna卯t ses limites. Il y a des renoncements. Souvent, un 茅crivain fait ce qu鈥檌l fait parce qu鈥檌l ne peut pas faire autre chose[58]. 禄 NDiaye peut m锚me confier, quand on l鈥檌nterroge sur ce qui fait qu鈥檜n texte tient, 脿 ses yeux : 芦 脟a se sent. Encore maintenant, j鈥檃i l鈥檌mpression d鈥櫭ヽrire parfois des choses qui ne vont absolument pas, c鈥檈st vraiment de l鈥檕rdre de l鈥檌ntuition profonde 禄[59]. En revanche, elle d茅taille avec limpidit茅 la fa莽on dont ses capacit茅s de romanci猫re se mettent 脿 l鈥櫯搖vre lorsqu鈥檈lle 茅crit :

脟a se construit toujours de la m锚me fa莽on. Je suis constitu茅e ainsi, je crois, litt茅rairement, et je ne pourrais plus changer. C鈥檈st-脿-dire que je r锚ve autour d鈥檜ne image de ce roman. En l鈥檕ccurrence [pour La vengeance m鈥檃ppartient] c鈥櫭﹖ait la premi猫re du livre, pendant tr猫s longtemps, pendant des mois et plus si n茅cessaire, et les contours de l鈥檌mage se pr茅cisent au fil des mois et quand l鈥檌mage est devenue suffisamment nette, c鈥檈st le moment de commencer 脿 茅crire. C鈥檈st un peu comme si je devais pendant tout ce temps accommoder ma vision mentale de cette image jusqu鈥櫭� ce que la nettet茅 de ses contours devienne assez grande pour que l鈥檈xcitation romanesque commence, que l鈥檌magination se mette en branle[60].

Cette id茅e d鈥檜ne excitation romanesque, qui nous permet de mieux comprendre l鈥櫭﹒uilibre entre travail et intuition dans la relation de NDiaye 脿 son 茅criture, on la retrouve dans ses rares lettres accessibles, adress茅es 脿 l鈥櫭ヽrivaine Claudine Galea. NDiaye y insiste en effet sur l鈥檌mportance de conserver une 芦 m茅connaissance 禄 des 芦 fondements de [s]a ferveur cr茅atrice 禄, quitte 脿 芦 b芒cler 禄 le 芦 temps second 禄 de l鈥檃nalyse et de la pens茅e : 芦 Le choix du mot, eh bien, si c鈥檈st celui qui m鈥檃 sembl茅 juste 脿 l鈥檌nstinct excit茅 de l鈥櫭ヽriture, je ne vois pas pourquoi le moment refroidi de la relecture m鈥檈n ferait trouver un meilleur 摆鈥�] La sauvagerie du roman - c鈥檈st tout 脿 fait 莽a 禄[61]. Elle relie d鈥檃illeurs cet 芦 aveuglement devant le danger d鈥櫭ヽrire 禄 脿 la 芦 pr茅cocit茅 禄 de sa carri猫re, ajoutant : 芦 Si je n鈥檃i pas l鈥檌mpression que la phrase est bien d鈥檈mbl茅e, alors je supprime et j鈥檕ublie 禄[62].

L鈥檃ctivit茅 d鈥櫭ヽrire se fait alors 芦 secr猫te, passionn茅e, urgente et fatale 禄[63], mais cet 茅lan, qui agit sur le plan de la phrase, de l鈥檕rganisation du syst猫me po茅tique de l鈥櫯搖vre, correspond aussi 脿 une n茅cessit茅 vitale de l鈥櫭ヽriture elle-m锚me. C鈥檈st alors que se manifeste sans d茅tour l鈥櫭﹖roite imbrication de l鈥櫭ヽriture et de la vie dans le discours de NDiaye :

C鈥檈st dr么le, quand tu dis : continuer 脿 vivre pour pouvoir continuer 脿 茅crire. Pour ma part, c鈥檈st l鈥檌nverse : continuer 脿 茅crire pour pouvoir continuer 脿 vivre. Je ne ressens plus cela avec la m锚me intensit茅 qu鈥檃utrefois et je m鈥檈n trouve mieux. Mais, toute jeune fille, il m鈥櫭﹖ait impossible d鈥檈nvisager de simplement vivre, cela me semblait insurmontable. J鈥檃vais besoin de l鈥檈xistence parall猫le de l鈥櫭ヽriture pour accepter de traverser la vie r茅elle qui, cependant, et c鈥檈st cela qui est 茅trange, ne m鈥櫭﹖ait nullement odieuse, au contraire : j鈥檡 茅tais de plain-pied, et assez souvent heureuse. Mais m锚me cette bonne vie-l脿 n鈥檃urait pu me suffire, n鈥檃urait pu suffire 脿 me donner envie de la vivre[64].

Cette dimension vitale du roman, art qui aiderait alors 脿 芦 traverser la vie 禄, sera le point d鈥檕rgue de notre 茅tude. Elle para卯t significative : car lorsqu鈥檕n demande 脿 NDiaye ce qui rattache Rosie Carpe (2001) 鈥� l鈥檜n de ses romans pr茅f茅r茅s parmi les siens[65] 鈥� au reste de son 艙uvre, elle r茅v猫le un des fils conducteurs de cette derni猫re, un de ses trac茅s d茅cisifs, le cheminement d鈥� 芦 锚tres perdus qui sont en qu锚te d鈥檜ne survie ou d鈥檜ne meilleure vie 禄[66]. Cette pr茅occupation, qui fait de l鈥檃rt romanesque une tentative de prendre en charge les insuffisances de la vie, rattache ses personnages d鈥� 芦 芒me en peine 禄[67] 脿 la figure de la romanci猫re ndiayenne, comme aux lecteurs et lectrices qu鈥檈lle cherche 脿 atteindre ; c鈥檈st le 芦 besoin 禄 qui, irr茅sistiblement, les pousse 脿 s鈥檃vancer sur la cr锚te du roman.