Pourquoi les guillemots sautent-ils du nid avant de savoir voler?
Avant même d’avoir l’envergure nécessaire pour voler de ses propres ailes, le petit guillemot (également appelé « grylle ») s’élance du sommet de falaises hautes de centaines de mètres pour se laisser tomber en voletant vers la mer, guidé par son géniteur. Les scientifiques se demandent depuis longtemps ce qui peut bien amener les oiselets à faire ce saut de l’ange, au risque d’aller se fracasser sur les rochers en contrebas, déployant ce qui a toutes les apparences d’une improbable stratégie de survie.
On a d’abord cru que les petits plongeaient vers la mer lorsque, ayant atteint environ le quart de leur taille adulte, ils étaient à la fois trop volumineux pour être nourris au sein de la colonie et assez costauds pour repousser d’éventuels prédateurs. En défiant ainsi la mort, ils renonçaient en quelque sorte à la sécurité de la colonie pour accéder à la richesse du garde-manger marin et profiter d’une croissance plus rapide.
Toutefois, après avoir observĂ© pendant six semaines le comportement des pères et de leur progĂ©niture au sein de colonies de guillemots nichant dans certains des coins les plus reculĂ©s de la planète – au Nunavut, au Groenland et sur des Ă®les situĂ©es au large de Terre-Neuve – les scientifiques ont constatĂ© que le taux de mortalitĂ© Ă©tait le mĂŞme chez les oiselets vivant en milieu marin et les petits restĂ©s au sein de la colonie. Qui plus est, l’équipe constituĂ©e de chercheurs de quatre universitĂ©s, soit Ŕ¦°óSMÉçÇř et Memorial au Canada et Aarhus et Lund au Danemark et en Suède, a dĂ©couvert que les oiselets se dĂ©veloppaient environ deux fois plus vite en mer que dans la colonie, les pères n’ayant plus Ă faire des allers-retours incessants pour les nourrir.
Quand le mâle n’est pas là , la femelle danse
Fait inusité dans le règne animal, après trois semaines de soins prodigués par les deux parents, c’est le père qui prend le petit sous son aile et passe de cinq à sept semaines à veiller sur lui en haute mer. Pendant ce temps, la mère reste dans la colonie, se lovant dans les bras de divers amants afin de choisir un partenaire qui pourrait remplacer son compagnon s’il devait ne pas lui revenir l’année suivante. L’équipe a filmé le dur labeur des mâles, qui pouvaient passer six heures par jour sous l’eau afin de nourrir leur petit, alors que les femelles n’en passaient qu’une ou deux.
« L’étĂ© est court dans l’Arctique », prĂ©cise Kyle Elliott, professeur au DĂ©partement des sciences des ressources naturelles de l’UniversitĂ©Â Ŕ¦°óSMÉçÇř et auteur principal d’un article sur le sujet publiĂ© rĂ©cemment dans The American Naturalist. « La mère doit pondre un Ĺ“uf rapidement. De tous les oiseaux, les guillemots sont les moins douĂ©s pour le vol. Or, en dĂ©but d’étĂ©, la femelle multiplie les allers-retours entre la mer et la colonie, si bien qu’à la mi-saison, elle est complètement Ă©puisĂ©e. Cela dit, l’ardeur Ă la tâche du père Ă la fin de l’étĂ© nous a Ă©tonnĂ©s. Il passait la quasi-totalitĂ© de sa journĂ©e sous l’eau pour nourrir son petit. »
DĂ©fier la mort pour survivre
« Quand on sait que les petits se dĂ©veloppent mieux en mer et que le taux de survie y est aussi Ă©levĂ© que dans la colonie, on comprend que ce saut pĂ©rilleux est en fait une stratĂ©gie de survie avantageuse sur tous les plans », explique le Pr Elliott. « Jamais nous n’aurions pu faire une telle dĂ©couverte sans les enregistreurs Ă la fine pointe de la technologie dont nous disposons aujourd’hui, qui nous ont ouvert une fenĂŞtre sur la vie des guillemots en haute mer. »Â
L’article « Variation in Growth Drives the Duration of Parental Care: A Test of Ydenberg’s Model »,  par Kyle H. Elliott et coll., a Ă©tĂ© publiĂ© le 8 mars 2017 dans The American Naturalist :Â
Cette étude a été financée par Environnement et Changement climatique Canada, la Chaire de recherche du Canada en écologie de l’Arctique, le Programme du plateau continental polaire, le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada, l’État du Groenland (BMP), la Fondation Villum, la Fondation Carlsberg et la Fondation Velux.
IMAGES: Un père et son petit s’apprêtent à sauter d’une haute falaise de l’île Saunders, au Groenland. Photo : Knud Falk ; Tout de suite après le grand plongeon – Le premier mâle a perdu son rejeton pendant la descente. Le deuxième a eu plus de chance : son petit l’accompagne. Photo : Kyle Elliott
VIDEO: Â