Ancien correspondant parlementaire pour la CBC, Ryan Hicks s’y connaît en causes sociales. Mais le travail qu’il a accompli au plus fort de la pandémie dans un établissement de soins de longue durée de Montréal – appelés CHSLD au Québec – s’est révélé être l’une des expériences les plus transformatives de sa vie.
Lorsqu’il travaillait à la CBC, Ryan a reçu un Prix des médias d’Amnistie internationale pour un reportage mené au Guatemala et portant sur les causes des migrations de l’Amérique centrale vers les États-Unis. Il fait également partie des 20 journalistes dans le monde invités à se joindre à Journalists for Transparency, un groupe ayant pour mission la réalisation de reportage sur la transparence et la corruption.
En 2017, Ryan a dĂ©cidĂ© d’abandonner une carrière prometteuse en journalisme pour Ă©tudier le droit Ă Ŕ¦°óSMÉçÇř, oĂą, il y a une dizaine d’annĂ©es, il avait obtenu un baccalaurĂ©at en dĂ©veloppement international et en Ă©tudes latino-amĂ©ricaines et caraĂŻbes.
Répondre à l’appel
À la mi-avril 2020, tout de suite après avoir terminé ses examens de fin de session en droit et avant de commencer un emploi d’été dans un réputé cabinet d’avocats new-yorkais, Ryan a répondu à l’appel du gouvernement québécois qui cherchait des bénévoles prêts à aider en première ligne dans les CHSLD où on peinait à faire face à la pandémie.
Sa décision était motivée par son expérience personnelle et l’importance qu’il accorde aux soins des personnes âgées.
« Tout d’abord, d’un point de vue personnel, deux de mes grands-parents vivaient dans une résidence de soins prolongés à la fin de leur vie, alors je sais à quel point ce travail était important, explique-t-il. Ensuite, il y a mon expérience de journaliste. Quand j’étais correspondant à l’Assemblée nationale du Québec, il était question des pénuries et des conditions dans les CHSLD; ça m’a motivé à aider. »
Sachant que les aînés avaient des besoins criants et qu’il était « en santé et disponible », Ryan a travaillé à temps plein comme préposé aux bénéficiaires adjoint dans l’un des CHSLD les plus durement touchés de Montréal. Il a d’abord dû être soumis à une vérification de ses antécédents et suivre une formation de base de cinq heures de la Croix-Rouge canadienne.
Sa formation abordait des sujets comme l’utilisation de l’équipement de protection individuelle (EPI) et les techniques pour nourrir et soulever les patients. Malgré tout, « rien ne peut vous préparer à la réalité de ces établissements et à ce dont vous allez être témoin », affirme-t-il.
Une expérience révélatrice
« Je suis arrivé en pleine crise et la préposée aux bénéficiaires avec qui j’étais jumelé pouvait lire l’angoisse dans mes yeux, se souvient Ryan. Elle m’a regardé et m’a dit “Ne t’inquiète pas, tout va bien se passer”. »
« Je me souviens m’être demandé si j’attraperais la COVID, puis j’ai essayé de chasser cette pensée pour pouvoir me concentrer. Ensuite, je me suis attelé à la tâche : nourrir les patients, changer leur couche, refaire les lits et recommencer. »
L’une des choses qui l’ont le plus frappé? La très grande pénurie de personnel. Il n’y avait qu’un préposé aux bénéficiaires et un préposé aux bénéficiaires adjoint pour s’occuper de 20 résidents, dont bon nombre étaient atteints de démence avancée et avaient besoin de plus de soins que le personnel était en mesure d’offrir.
« Ma première journée de travail se situe au moment où on s’est attaqué au manque de personnel, raconte-t-il. La semaine suivante, des militaires et d’autres bénévoles sont arrivés. Ça nous a donné un gros coup de pouce. Mais les résidents ne recevaient malgré tout que les soins de base. »
Cinq semaines après avoir commencé à travailler au CHSLD, Ryan a adressé une lettre ouverte au premier ministre du Québec, François Legault, lui demandant de venir le rejoindre en première ligne afin qu’il constate par lui-même les conditions déplorables.
« Soyons clairs, même avant la crise, tout le monde était au courant des difficultés dans ces établissements, soutient-il. Aucun gouvernement n’a fait preuve de la volonté politique de donner à nos aînés les soins qu’ils méritent. C’est ce que la pandémie a révélé; elle a exposé la situation au grand jour et levé le voile sur les problèmes. »
Un travail en pleine « jungle »
Le virus s’est propagé comme une traînée de poudre dans les centres de soins pour personnes âgées du Québec, où la population était déjà vulnérable. Et comme l’établissement où travaillait Ryan était surpeuplé, les patients atteints de la COVID-19 et ceux qui n’en étaient pas atteints devaient partager un même étage.
Afin d’empêcher la propagation et d’éviter la contamination croisée, les travailleurs utilisaient du ruban adhésif rouge, jaune et vert pour indiquer respectivement les zones contaminées par le coronavirus, les zones potentiellement contaminées et les zones non contaminées. « On appelait notre étage “la jungle”, parce qu’on devait constamment regarder où on mettait les pieds », explique Ryan.
Et les travailleurs devaient changer leur EPI chaque fois qu’ils se déplaçaient d’une zone à l’autre, ce qui compliquait une situation déjà difficile. Plusieurs fois par jour, le personnel devait ainsi retirer tenue médicale, blouse, gants, masque chirurgical et visière en plastique.
« L’EPI était suffocant; les tâches physiques qu’on accomplissait nous vidaient de notre énergie. Lorsque je rentrais chez moi, je m’allongeais sur le divan et j’avais l’impression de porter encore mon masque. »
« Rien ne peut vous préparer à ce genre de situation »
« Ce que je trouvais le plus difficile, et ça témoigne bien de la tragédie actuelle, c’est que les gens mourraient, mais ne pouvaient pas avoir leurs proches à leurs côtés. » (La plupart des établissements permettent maintenant un nombre limité de visiteurs, mais les résidents ont passé des semaines sans voir les membres de leur famille.)
« Des résidents me demandaient quand ça allait se terminer; ces conversations étaient les plus difficiles. C’était aussi difficile quand les gens recevaient un résultat positif et avaient besoin d’être rassurés; rien ne peut vous préparer à ce genre de situation. »
Pendant qu’il prenait soin des patients, Ryan n’avait pas le temps de réfléchir à la gravité de la situation. C’est durant le trajet pour se rendre au travail qu’il se sentait le plus bouleversé par l’immensité du problème.
« Dans le mĂ©tro le matin, je commençais Ă sentir la charge Ă©motionnelle de tout ce qui se passait, se souvient-il. Mais j’ai la chance d’avoir une famille et des amis extraordinaires qui prenaient de mes nouvelles rĂ©gulièrement. Et la FacultĂ© de mĂ©decine et l’École des sciences infirmières de Ŕ¦°óSMÉçÇř offraient des sĂ©ances de rĂ©flexion hebdomadaires sur Zoom qui m’ont beaucoup aidĂ©. »
L’union fait la force
Ryan a été également très inspiré de voir tant de gens mettre la main à la pâte pour venir en aide aux aînés à un moment où ils en avaient le plus besoin.
« Honnêtement, c’est l’une des expériences les plus gratifiantes de ma vie : travailler avec des soldats et des employés qui unissent leurs forces pour améliorer les conditions de vie de l’une des populations les plus vulnérables durant cette crise. »
Les Ă©tudiants de l’UniversitĂ© Ŕ¦°óSMÉçÇř ont Ă©tĂ© de ceux qui ont prĂŞtĂ© main-forte. Ryan se souvient d’avoir croisĂ© de nombreux Ă©tudiants bĂ©nĂ©voles dans l’établissement oĂą il travaillait. « Ça prouve que l’engagement communautaire fait vraiment partie de l’ADN de Ŕ¦°óSMÉçÇř. C’était Ă©mouvant de voir ça en action. »
Bien que certains signes permettent d’espérer que le pire de la pandémie est derrière nous, Ryan précise que la crise dans les centres de soins de longue durée du Québec est loin d’être terminée et il encourage les étudiants à apporter leur contribution, quelle qu’elle soit.
« C’est notre responsabilité collective. Nous pouvons changer les choses. Si vous ne pouvez pas faire de bénévolat, vous pouvez en revanche écrire à vos députés pour faire pression auprès d’eux afin que des changements soient apportés et pour leur dire qu’il s’agit d’un problème important et que nos aînés comptent pour nous. »